1827-10-02, de Félicité de Lamennais à Madame la Comtesse Louise de Senfft.

Je confie cette lettre et les vœux qui l'accompagnent, à la garde des Saints Anges, dont l'Église célèbre aujourd'hui la fête. Qu'ils vous environnent de leurs soins, et maintiennent le mieux que vous éprouvez jusqu'au printemps prochain, qui vous rendra une santé parfaite. La mienne s'affermit graduellement, et je m'éloigne, non sans tristesse, du port où je me suis vu si près d'aborder :

Così di sù della gonfiata vela
Vid 'io le 'nsegne di quell' altra vita !
Ed allor sospirai verso '1 mio fine
1

Le moment n'était pas venu ; il faut encore marcher et parcourir ces régions arides avant d'y trouver un tombeau :

E gran viaggio in questa poca vita !
2

La Providence, qui le veut ainsi, sait mieux que nous ce qui nous est bon; elle est pleine de tendresse pour ses pauvres enfants, et c'est pourquoi nous devons la bénir de tout, et adorer, sans les comprendre, ses décrets impénétrables.

Votre mépris de ce triste monde, ténébreux comme l'erreur, abject comme le crime stupide, n'est assurément que trop justifié par tout ce qui se passe sous nos yeux. Mais vous auriez tort de vous affecter à un certain point d'un mal désormais sans remède. Le mieux est d'en tirer une leçon utile pour notre avenir personnel :

Poi che voi ed io più volte abbiam provato
Come '1 nostro sperar torne fallace ;
Dentr' a quel sommo ben che mai non spiace
Levate '1 core a più felice stato.
3

Je ne compte plus en rien sur la terre. Il y a eu une sentence prononcée contre les peuples et les rois ; elle s'accomplit chaque jour, et notre destin est d'assister à cette terrible exécution où les criminels sont eux-mêmes les bourreaux. Là, d'où le salut aurait pu venir, on dort, ou l'on tremble. Ce qui paraissait fort se montre tout d'un coup la faiblesse même. On disait du successeur : « — Il ne ressemblera pas à celui qu'il remplace, » mais voilà que les ordres viennent ; on ne veut point changer de système : il faut plier, il faut flatter ; puis la séduction des grandeurs dont l'éclat en impose, dont la faveur, qui n'est au fond qu'une profonde indifférence, éblouit et amollit; puis enfin, une position personnelle à ménager : en voilà plus qu'il n'est nécessaire pour rejeter à la fin des temps les espérances de la Foi. Je ne puis vous dire combien je désirerais causer avec vous et de cela et de mille autres choses, combien surtout il me serait doux de tâcher d'adoucir, par tout ce que l'amitié a de plus vif et de plus tendre, les peines si multipliées de M. de Senfft. Dieu sait avec quel sentiment de bonheur je consacrerais à un ami si vrai, si dévoué, si admirable à tous égards, le reste de ma misérable vie! Mais je suis arrêté par des liens que nulle volonté humaine ne peut rompre. Je ne parle pas de ma santé qui ne supporterait pas encore le voyage, mais des devoirs rigoureux que la Providence m'impose. Persuadé qu'en me tirant des bras de la Mort, où j'étais déjà comme endormi, elle n'a voulu que me donner le temps de rappeler à la société des vérités qu'elle oublie, je croirais commettre un crime et manquer directement à ce que Dieu exige de moi, si, pour ma satisfaction personnelle, ou même pour celle des amis qui me sont le plus chers, j'interrompais un seul instant le travail dont je suis chargé, quelque nuls que puissent d'ailleurs en être les résultats. J'espère être, sous peu de semaines, en état de m'y livrer; et ce lieu est le seul où il me soit possible de l'achever, à cause des livres que j'ai sous la main, et du loisir qu'on ne trouve que dans la solitude. Du reste, ne pensez pas que mon existence y soit fort douce; l'abbé G retourne à Paris, et l'état de mes affaires ne me permet pas même de conserver un domestique. Avec tout cela, je suis content; et j'espère que Dieu me fera la grâce de continuer de l'être tant que je serai dans l'ordre de ses volontés.

J'ai vu, dans un fort plat journal, une espèce d'analyse du roman de Manzoni. Je vous serais extrêmement redevable si vous aviez la complaisance de me le faire adresser au bureau du Mémorial. Ce que vous m'en dites me fait singulièrement désirer de le lire. Comme vous avez sans doute, de temps en temps, quelques demandes à faire à Paris, j'aurais soin que le prix de ces volumes fût remis à la personne que vous désignerez. Mille tendres respects.