1810-03-28, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Tu n'as guère le temps de m'écrire, mon cher ami ; je me contenterai donc pendant quelque temps de petites mais de fréquentes preuves de ton souvenir, et je m'en dédommagerai en l'écrivant moi-même bien longuement, car on a toujours le temps de lire une lettre, cela me distrait et m'encourage même. Je ne sais si cela te fait le même effet : je ménage ce plaisir-là, je le savoure, je veux que rien ne me trouble quand je lis une de vos épîtres. Je choisis ordinairement l'heure où j'entre dans mon lit. Je me recueille et je rêve par là-dessus.

Je passe ma vie ici avec des Anglais qui heureusement parlent très-bien français, car je ne les entendrais presque pas, tant leur prononciation est difficile à saisir. Nous allons faire de petits dîners de poëtes chez les différents traiteurs des environs, des Brotteaux, de Saint-Just. Nous portons livres, crayons, papier, et, tandis que nous vidons quelques bouteilles de bordeaux que ces messieurs aiment fort, leur verve et la mienne s'échauffent ; nous parlons poésie, littérature, voyages, et griffonnons quelques impromptus. La nuit nous prend quelquefois dans ces doux loisirs, dans ces charmantes folies. Oh! que n'es-tu là, et que n'ai-je la maîtresse que je me crée! et je serais heureux, oui heureux, comme on peut l'être en ce diable de monde ! L'un d'eux nous montrait hier des vers anglais qu'il adressait à sa maîtresse qu'il avait laissée à Florence ; ils sont délicieux en anglais et ont un certain moelleux, une certaine teinte mélancolique qui ne peut guère se rendre en français. J'essayai cependant, à sa prière, de les traduire tant bien que mal, et sur-le-champ. Les voici :

Pense à moi lorsque tu soupires,
Alors que minuit sonnera,
Et crois-moi, l'amour entendra
Le soupir que l'amour inspire.
Pense à moi lorsque de tes yeux
Couleront des pleurs pour l'absence,
Quand pour invoquer l'espérance
Tu baisseras ton front pieux ;
Et si quelque songe volage
Te retrace un doux souvenir,
Oh! que l'amour et le plaisir
S'offrent à toi sous mon image !

On voit que c'est une traduction. C'est un peu tiré, parce que j'ai voulu être très-fidèle et traduire à la lettre et au vers. Il en fut cependant assez content ainsi que mon maître.

Enfants trop négligés d'une aimable paresse,
Coulez, coulez mes vers, plus faciles, plus doux;
Apprenez de l'amour à célébrer l'ivresse,
Peut-être enfin m'aiderez-vous
A chanter ma propre tendresse !
Tout me parle d'amour, de tourment, de douceur;
Puissante volupté, tout ressent ton empire !
On aime, on brûle, on se plaint, on soupire,
Des larmes on passe au bonheur ;
Tout, en un mot, semble me dire :
Ah ! sors enfin de ta langueur !
Si je vois Parny sur ma table,
Je l'ouvre, et quelques pleurs s'échappent de mes yeux ;
Quand je l'entends peindre des feux,
Dignes de l'amour ou du diable,
Je dis : Tous qui fûtes ses dieux,
Tendre amour, doux plaisir, qui l'inspirez encore,
Donnez-moi de sa voix l'accent mélodieux,
Mais surtout .. une Éléonore!

Ne crains point, mon cher ami, qu'un autre usurpe la place dans mon coeur. Ce jeune homme dont je te parle n'est qu'un bien aimable garçon, rempli d'assez, de moyens, mais personne ne me sera jamais ce que Virieu et toi vous m'êtes.

Notre vaudeville en reste là. Je viens de déjeuner avec un autre original, amateur comme nous de vieux livres ; nous avons couru les bouquinistes, ce qui nous arrive souvent ensemble, et nous faisons de temps en temps d'assez bonnes.moissons. Quelques vieux auteurs grecs, latins, anglais, italiens, gaulois, tout nous est bon, pourvu que cela ne soit pas cher.

Adieu, aime-moi toujours comme je t'aime. Je suis de nouveau ruiné pour avoir prêté de l'argent à Dupuis, à Rivat, à mon maître d'anglais. Personne ne me rend un sol. Nous combinerons cependant ce voyage qui me tient tant au coeur, si cela se peut. Adieu.

ALPHONSE DE LAMARTINE

Chez M. Roland, traiteur, rue de l'Arsenal, 24.

. . . Fuge magna ; licet sub paupere tecto
Reges et regum vita praecurrere amicos.
Horace.