1811-01-03, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

Tu deviens un peu moins paresseux, mon ami, la lettre est plus longue, mon plaisir à duré plus longtemps. Je vais te rendre la pareille, du moins je l'espère.

Je travaille avec délices dans ce moment-ci. J'ai eu le bonheur d'apprendre qu'il y avait ici cinq ou six gentlemen anglais; aussitôt j'ai été leur faire une visite comme à des compatriotes. Ils m'ont très-bien reçu, et nous ne nous quittons plus. Un d'eux entre autres vient passer deux heures de la matinée avec moi. Je me perfectionne avec son secours, et nous lisons, écrivons, parlons cette superbe langue tous les jours. Félicite-moi, mon ami, de cette ressource qui rendra utile pour mon instruction un hiver que je croyais perdre et que j'avais voué au dégoût. J'ai repris aussi la basse, mais je la néglige beaucoup : je n'ai que l'âme musicienne, mes oreilles et mes yeux ne le sont pas. Je traduis de l'italien aussi assez couramment. On m'a engagé hier pour une pièce italienne que quelques jolies femmes de ce pays ci veulent jouer sous la direction d'un abbé italien. Cela me formera pour la prononciation, et cela me fait faire d'agréables connaissances qui ne contribueront pas peu à adoucir mon exil. Tous ces travaux joints aux vers et à la littérature française m'ont un peu fatigué la vue. Je ne puis plus lire à la lumière qu'à l'aide de lunettes, mais je n'ai cependant pas la vue basse.

Je lis dans ce moment-ci, pour m'entretenir dans mes belles dispositions, la vie d'Alfieri. C'est un homme que j'aime presque autant que Rousseau, et qui était à coup sûr plus réellement homme de génie et poëte. Tu l'as lu toi-même et tu dois l'adorer aussi. Je vais te quitter un moment pour aller voir un de mes oncles qui est très-malade depuis un mois. De là j'irai au spectacle, et je reviendrai causer avec toi avant de me coucher. 4 janvier.

Je reprends ma lettre ce matin, mon cher ami, après avoir pris ma longue leçon d'anglais. Il me vient toujours des démangeaisons de t'écrire dans celle langue : il me semble que tu dois l'entendre parce que je l'entends. Tu m'avais dit d'ailleurs que tu voulais t'y mettre. L'as-tu fait? Je sais bien au reste que, malgré toute la paresse, tu en apprends plus en badaudant à Paris que moi en province avec toutes les peines du monde, et qu'au bout de toutes mes études je ne serai pas digne de délier tes souliers; mais que veux-tu? J'apprends malgré moi à obéir aux circonstances, moi qui prétendais les dominer toujours. Ces études aussi sont mon unique plaisir : je ne vis plus avec les vivants, mais ordinairement en bien meilleure compagnie, et je me crée des sociétés, comme des maîtresses, imaginaires. J'y ai tellement pris goût qu'à Paris même je serais plus souvent avec mes rêves, mes livres, mes études, que dans aucune société. Je n'en veux voir partout qu'assez pour les esquisser, le rôle de spectateur me plaît davantage que celui d'acteur; je crois que c'est aussi là assez ton genre.

J'ai eu récemment des nouvelles de Prosper. J'ai le coeur fendu de vous voir aussi indifférents en apparence l'un à l'autre, cela me fait trembler pour mon propre compte et craindre que vous ne mettiez pas autant de prix que moi à une amitié sans laquelle je ne vivrais qu'à demi.

Comment le trouves-tu dans ce moment-ci à Paris? As-tu quelque affaire de coeur? Je le crois volontiers : cette dame à qui tu as montré ma lettre ne t'est point indifférente. Je te remercie de me préparer une maison agréable où je puisse aller et parler de toi.

Adieu, mon cher ami, écris-moi souvent; je te le répète sans cesse. J'ai vu donner hier les Deux Gendres d'Etienne, que j'avais déjà lus; j'en ai été assez content.

ALPH. DE LAMARTINE.