Mâcon, 3 mars 1810.
Heureux celui qui a un ou deux amis,qui cultive les Museset se plait à la lecture des anciens !Il ne s'ennuiera jamais.
Tu vois d'après mon épigraphe que je lis Pope, et j'en suis on ne peut pas plus content. Voilà un homme à qui je voudrais ressembler, bon poëte, bon philosophe, bon ami, honnête homme, en un mol tout ce que je voudrais être. Je le préfère de beaucoup à Boileau pour lapoésie. Quand pourrai-je le lire en anglais? J'ai tu ces jours-ci Fielding et Richardson, et tous ces gens-là me donnent une furieuse envie d'apprendre leur langue. Je crois vraiment la poésie anglaise supérieure à la française et à l'italienne; au reste, j'en parle sans en rien savoir et sur des fragments de Dryden et d'autres.
Veux-tu décidément te mettre à l'italien? Je suis prêt à le tenir tête, et, sans ces mathématiques maudites, je serais déjà habile. Ma haine contre Bezout et toute sa clique ne peut plus croître, je ne sais pas où je voudrais les voir tous. Ce qu'il y a de pis, c'est qu'il faut que je fasse bonne contenance, que j'aie l'air d'y mettre un intérêt trèschaud, de les estimer infiniment, tandis que je suis persuadé et convaincu que celle préférence universelle qu'on leur donne est la mort du goût, de la poésie, de la littérature, de tout. Je sais bien que tu ne penses pas de même, mais tu verras ce qu'on en dira dans deux ou trois cents ans. Faisons une gageure d'un déjeûner pour ce temps-là. C'est une mode, une rage, une tyrannie : on veut que tout le monde n'ait qu'un esprit machine. Mais on a beau faire, le diable m'emporte si jamais j'en sais un mot. Ne montre ma lettre à personne, ma réputation serait perdue.
Ne t'ai-je pas parlé à Lyon d'un amour naissant qui avait eu son origine au bal ? J'en ai rencontré le doux objet au milieu de la rue, en sortant le dernier soir de chez N... Tout à coup je me trouvai nez à nez avec elle. Je fus stupéfait, et, quoiqu'elle fût à côté de sa mère et de sa soeur, je ne pus m'empêcher tout naturellement de faire une exclamation d'étonnement : Oh!!! Elle rougit, et je continuai ma route. Là-dessus, en rentrant, je fis ces vers touchants :
Tu me parles du prix de l'Académie de Mâcon. Veux-tu le faire de moitié? nous resterons anonymes, si cela nous plaît. Si nous gagnons, nous nous nommerons. Qu'en dis-tu? ça t'inspire-t-il? Non, pas beaucoup. Réfléchis dans ta sagesse et nous prendrons nos mesures.
Adieu, mon cher ami.
ALPH. DE LAMARTINE.