28 octobre 1808.
Pardonne-moi, mon cher ami, de ne t'avoir pas écrit plus tôt : je n'ai pas eu un seul jour à moi. J'ai été en course pendant ce temps-ci et je n'aime guère à écrire sur un autre bureau que le mien. Cependant, comme je vois que je serai encore longtemps chez les autres, j'ai demandé du papier et de l'encre, et voilà que je t'écris avec une plume taillée à la diable, comme tu peux t'en apercevoir.
Mon voyage a été fort heureux, je ne m'y suis pas ennuyé. J'ai vu G. à Lyon, c'est-à-dire que je l'y ai rencontré. Il a pris l'air qu'il avait quand M. Debrosse le morigénait. J'ai fait bonne contenance et j'ai éclaté le premier en reproches de ce qu'il ne m'avait pas donné de ses nouvelles. Il a récriminé, et nous nous sommes enfin séparés les meilleurs amis du monde. Je lui ai promis de lui écrire. J'ai été fort bien reçu et, si j'avais pu le prévoir, je ne me serais pas tant hâté de revenir. J'ai fait, il y a quelque jours, connaissance avec un jeune homme qui m'a paru assez aimable. J'espère que sa société pourra m'être fort agréable. Il est assez instruit, il a de l'esprit et il est en même temps fort doux et fort complaisant. C'est une bonne fortune dans ce pays-ci; je veux le cultiver.
Tu sais que j'avais envie de faire le voyage de Montcenis. Il m'a proposé d'y aller avec lui parce qu'il n'en est éloigné que de sept ou huit lieues. J'ai demandé timidement cette nouvelle permission. On n'a pas fait de difficulté, au contraire. Ainsi je pars au commencement de la semaine prochaine, nous serons trois ou quatre jeunes gens, et celle partie me fera grand plaisir. Que ne peux-tu en être ! Mais je ne suis pas fâché d'y aller avant toi, parce que, lorsque tu viendras ici, il me sera facile de t'y conduire, et j'espère bien que cela aura lieu. Cela mérite la peine de venir du Grand-Lemps.
Ce sera probablement ma dernière course de cette année. Après cela je reviens à Mâcon me renfermer dans mon cabinet, lire, écrire, effacer, traduire, corriger, commenter, critiquer et me chauffer, heureux si je puis découvrir quelques gens instruits avec lesquels je puisse causer de tout ce que j'aime. J'irai probablement passer huit jours du carnaval à Lyon avec maman. Je t'écrirai le moment : tu serais bien aimable de l'y trouver. Ce n'est pas un voyage ni une dépense. À propos de dépenses, je crains de ne pas faire de grosses économies cette année : il faut que je m'équipe de tout, et puis tous ces petits voyages coûtent encore assez cher, mais je ne regrette pas l'argent que j'y mets.
Adieu, mon cher ami, joue bien de la basse, traduis Virgile et Ovide, lis beaucoup et de bonnes choses, et par-dessus tout pense à moi et écris-moi souvent et longuement. Je t'en donne l'exemple. Je te prie d'offrir mes respects à ta maman et à ta soeur et de la remercier du bon accueil qu'elle nous a fait et de tous ses bons conseils. As-tu été à Lyon? J'espère aussi y aller. Sais-tu des nouvelles de L. et de T... et du collége de Belley? On m'a dit à Lyon qu'il était entièrement détruit. M... y a passé, il logeait chez St-Pulgent. J'ai été pour les voir, mais je les ai manqués de deux heures. Ils étaient partis pour la campagne. Galtier a été plus heureux : il a rencontré l'homme en question qui se faisait fièrement cirer les bottes ou les souliers au coin de la rue Saint-Dominique. M. L. T. y a aussi passé allant à Paris. Il a été aimable, spirituel, sentimental, triste, gai, suivant les occurrences. On l'a beaucoup goûté. Il a fait les délices des soeurs, des cousines de Th..., des tantes de L..., des beaux esprits de Bellecour et même des dévotes. Au reste tout ce qu'on m'en a dit ne me paraît pas bien prouvé. J'aime à l'écouter comme loi. Je t'embrasse et finis faute de papier.
ALPH. DE LAMARTINE.