Mâcon, 8 juillet 1808.
Rassure toi, je ne suis ni tué, ni noyé, ni surtout dégoûté d'une correspondance qui fait tout mon bonheur, et je me dépêche, comme tu le vois, à t'en donner une preuve non équivoque. Je ne saurais trop te remercier de l'exactitude que tu as mise à me répondre, et désormais je veux imiter ton exemple en ceci comme en toute autre chose. On m'a remis l'autre jour ta jolie épître ainsi que celles de Remondange et de Revoux au moment du dessert, c'était véritablement le moment convenable; j'ai demandé et obtenu la permission de les lire quoiqu'on fût encore à table, et tout le monde m'a félicité de ma triple jouissance. J'avais probablement plus d'un envieux, car recevoir à la fois des nouvelles de ses trois meilleurs amis, qu'est-ce qui est plus digne d'être convoité ? Je répondrai un de ces jours aux deux autres lettres, aujourd'hui c'est ton tour... Ne me critique pas tant, mon cher ami, sur ma versatilité, sur l'inconstance de mes goûts, sur mon peu d'aptitude au bonheur. Puisque La Fontaine est ton auteur, il sera le mien ; souviens-toi de la fable des Deux Besaces : nous le verrons dans quatre ou cinq mois commencer à l'ennuyer peut-être en ta retraite de Bienassis au milieu de tes livres, de tes bois, de tes prétendus plaisirs; tu regretteras dans peu la société de tes amis, les occupations, et que dis-je ? peut-être même les peines du collége. Tu ris, tu te moques de moi, tu penses que je radote comme un vieillard de quatre-vingts ans. Je te laisse faire et je l'attends dans un an, pas plus tard.
Tu me demandes la description de mon manoir antique ; tu t'y prends un peu tard, car je n'y suis plus depuis huit ou dix jours et je ne peux pas attendre que j'y sois retourné pour me donner le plaisir de le répondre. N'importe, si cela te fait quelque envie, ma mauvaise mémoire suppléera à mes yeux. Mon vieux château est situé sur le penchant d'une colline très-pittoresque, il est dominé par une forêt très-étendue, et il domine lui-même un vallon bien frais et bien vert, mais à la vérité un peu resserré. Une petite rivière coule au milieu de cette vallée, elle est bordée de saules et de peupliers à l'ombre desquels je vais lire toutes les après-dinées. La forme du château n'est rien moins qu'élégante, c'est un gros corps de bâtiment flanqué de quatre tours gothiques; une grande terrasse règne sur le devant ; au-dessous est une espèce d'avenue qui conduit dans la prairie. Voilà le lieu. A présent veux-tu savoir la vie qu'on y mène ? On s'y lève à sept ou huit heures, excepté les chasseurs, du nombre desquels je ne suis pas, on déjeune, on se promène, chacun ensuite vaque à ses petites affaires. Les miennes sont la lecture, un peu de dessin, un peu de musique et quelques autres petites occupations que tu devines. Cependant, je l'avoue que je deviens d'une paresse inconcevable. A une heure, comme au bon vieux temps, on se rassemble et l'on dîne ; après le dîner, une heure de conversation ; quelquefois on joue, et moi, prenant un livre dans ma poche, mon fusil sous mon bras et mon Azor avec moi, je m'esquive soit dans la forêt, soit dans la prairie, je choisis un endroit ombragé et frais, je m'assois et, quand mon chien dort à côté de moi, que rien ne trouble mon petit asile, je lis. Le soir, mes lectures sont un peu plus légères que le matin sans être jamais futiles ; c'est alors que je suis un peu content et que je répète ces vers d'Horace :
Sur les sept ou huit heures, je monte à cheval et vais me promener dans des chemins charmants. Je fus l'autre jour jusqu'à l'ancienne abbaye de Cluny, qui était jadis si belle et qui n'est presque plus qu'une ruine. Si j'étais menteur, je te dirais que je pleurai en la visitant, mais j'aime mieux ne dire que la vérité et être franc. Je fus extrêmement ému en voyant ce majestueux édifice, fameux par tant de grands hommes qui y ont vécu. Viens me voir et nous y irons faire une élégie ensemble. Enfin je rentre, on cause un instant, on soupe et l'on se retire. Ah ! mon cher ami, cette vie ne m'ennuierait pas si j'avais auprès de moi quelques amis, un seul même ; mais on a beau être assez heureux, si on n'a personne à qui le dire, on devient malheureux. C'est là ma pensée habituelle, et puis un peu d'ambition.
Mais adieu, je fatigue ta vue et ton attention. N'oublie pas de dire à Revoux et à Remondange combien j'ai eu de plaisir à recevoir leurs lettres. Je vais leur écrire au plus tôt. Rappelle-moi, je t'en prie, au souvenir de ces messieurs à qui je pense tous les jours avec plus de reconnaissance. J'embrasse Laboré et tous mes anciens amis, tu les connais. Pour loi, je te prie de me compter toute ta vie pour le plus fidèle de les amis, ce sera une grande consolation pour moi qui le regarde comme le meilleur des miens.
ALPHONSE DE LAMARTINE.
Mande-moi si M. Varlet est revenu à Belley.