1854-08-03, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.

Chère amie,

Je n’ai pas été à Champrosay, de sorte que votre lettre a été m’y chercher et que je l’ai reçue plus tard ici1. Mes projets ont été dérangés par la nécessité où je me suis trouvé d’être à Paris pour affaires qui me retiendront probablement jusqu’au 152. Je ne sais plus même si j’irai à Champrosay, ni où j’irai, ni si j’irai quelque part. J’ai pris le parti, étant retenu ainsi, d’ébaucher mon grand tableau de l’Exposition 3, ce qui m’avancera toujours pour cet hiver.

Je ne doute pas que vous n’ayez été satisfaite du séjour d’Ems 4 : ce serait vraiment délicieux si on n’y rencontrait pas les gens du monde et ceux des quatre parties du monde. Tous ces niais en toilette, au milieu de cette agréable [p. 2] nature, me font préférer un endroit tout plat où on ne rencontre ni ces Allemands ni ces Français de salon dont la vue refroidit beaucoup l’enthousiasme. Avez-vous remonté un peu le cours de la Lahn (c’est la rivière) au-dessus du pont de bateaux : vous verrez des prairies et des sites délicieux. Ces petites montagnes sont faciles à gravir et on pourrait avoir là une existence assez douce. Vous faites bien d’aller voir Baden : on en dit des merveilles.

J’ai eu des nouvelles d’Eugène, qui va bien. Je me propose, un de ces soirs, d’aller lui dire un petit bonjour à l’issue de son dîner. Ma vie est toujours la même et depuis votre départ je n’ai vu ni Chabrier ni Vieillard. Je commence à m’ennuyer. J’aurais besoin d’un peu [p. 3] de variété pour sortir de la torpeur qui commence à me gagner : peut-être la mer, peut-être même l’Italie. Comme j’ai un peu de loisir, cette idée m’a traversé la tête, mais ma paresse s’effraye d’un si long voyage5.

Jouissez bien, chère amie, de ces objets qui ressemblent peu à ce que nous voyons tous les jours et qui rafraîchissent un peu nos idées. Je suis affligé de ce que vous me dites de votre toux : ce ne sont pas les quinze jours que vous passerez là qui vous guériront : le verre d’eau tiède que vous prenez le matin est pour obéir au préjugé. Vous feriez mieux de faire un bon déjeuner.

Adieu, chère amie, votre lettre m’a fait beaucoup de plaisir et j’en aurai un très grand à vous revoir. Il est probable que vous me trouverez encore à Paris.

Je vous envoie mille vraies tendresses.

Eu. Delacroix