[p. 1] Champrosay, ce 15 avril 1
Chère amie,
Je vous écris avec le plus beau temps du monde, temps qui afflige tout le monde en commençant par la terre. J’avoue que je n’ai pas souvenir d’avoir vu la pareille chose en cette saison : les bons agriculteurs sont aux abois, l’herbe est sèche dans la forêt comme dans les plus grandes chaleurs du mois d’août et les récoltes donnent de l’inquiétude. Pour moi en particulier, je ne retire que de l’agrément de ce qui cause cette inquiétude mais je ferais bien volontiers le sacrifice du plaisir que j’éprouve de ce beau soleil en vue d’avantages plus certains et qui m’intéressent à un autre point de vue. [p. 2] Pour ne parler que de l’agrément, les feuilles ne poussent pas, ce qui nuit au paysage et ôte l’ombre qu’on peut très bien regretter à cause de la chaleur extrême du soleil.
Je travaille à la peinture et ne suis pas inspiré pour le moment par la littérature2. Je dois vous dire, pour votre édification et pour augmenter la considération à laquelle je prétends, que j’ai reçu avant mon départ mon diplôme d’académicien d’Amsterdam, orné des armes des Pays-Bas et avec les paraphes nécessaires3, seulement, il m’est impossible de comprendre un seul mot de ce titre qui me confère, de par des étrangers, cette [p. 3] haute dignité. J’irai quelque jour me le faire lire en Hollande. En attendant, je me promène avec un certain contentement de moi-même, assuré maintenant que je n’ai pas tout à fait perdu ma peine en ce monde.
Je vous voudrais plus souvent, chère amie, des distractions comme celle que je trouve dans ce petit endroit écarté et champêtre. Le plaisir d’ouvrir le matin sa fenêtre sur la plus belle vue du monde, rafraîchie par les pleurs de la nuit, et de respirer un air différent de celui que nous font la boue et les tas d’ordures des rues de Paris, tout cela fait vivre et remonte l’esprit et le [p. 4] corps. Je ne dis pas pour cela qu’il faut tout abandonner pour se jeter dans les bras de la bonne nature, un peu de tout et surtout, changer de temps en temps, c’est là le véritable rajeunissement des esprits.
Je resterai ma quinzaine comme je l’ai calculé et reviendrai enchanté de vous revoir et de vous raconter mes promenades. Je ne vous dis pas de soigner votre toux puisque vous vous êtes habituée à vivre avec cela, je voudrais cependant que vous vissiez Rayer 4 de temps en temps.
Adieu chérie, je vous embrasse bien et vous demande de me répondre.
Eugène Delacroix