je remplis bien tard la promesse que je vous avais faite de vous écrire. Je n’ai pas été comme à mon ordinaire, mais quand je me réfugie dans mes pénates campagnardes, éloigné complètement des affaires et des ennuis de Paris. J'ai été au contraire dérangé à tout moment et je suis dans ce moment même m’apprêtant pour un petit voyage aux environs qui me prendra encore huit jours. Le temps qui était magnifique est devenu affreux et contrarie cruellement mes projets ; mais nous ne faisons autre chose dans ce monde qui trouve des déceptions là où nous attendions du plaisir. [p. 2] A travers mes allées et venues j’ai trouvé le moyen de travailler un peu : j’ai des voisins qui ne sont pas importuns et qui me prennent quand je viens. De mes fenêtres je vois l’habitation d’Halevy 2 que j’ai vu aussi de temps en temps, mais c’est une affaire : il faut traverser la rivière pour aller le voir et une certaine distance qui était particulièrement incommode pendant les derniers jours de chaleur. Il est lui-même fort dérangé et obligé à tout instant de venir à Paris, mais je crois qu’il n’a pas au même degré que moi les vertus champêtres et cette vie de mouvement lui convient. Moi, je voudrais vivre dans l’immobilité. J'ai toujours envié la situation du grand lama qui ne bouge jamais et qui ne rend ses oracles qu’en remuant le sourcil. J'étais né pour être un savant ou un bénédic [p. 3]tin enfoncé dans les bouquins et ne quittant jamais son cabinet. Le sort m’a donné une profession qui exige des soins matériels et des mouvements continuels. Encore si j’étais un rimeur, un faiseur de tragédies, je n’aurais besoin ni de mes échelles, ni de mes modèles et surtout je n’aurais pas de palette à nettoyer. Enfin comme il faut voir aussi les bons côtés et que j’aime au demeurant cette pauvre peinture qui me martyrise quelquefois, je me console en pensant aux ennuis qui accablent tous les hommes. Que je voudrais, mon cher ami, ne vous [faire] voir que ceux que je ressens dans l’exercice de cet art adorable3 ! Votre vie entière et votre mérite devaient vous conduire à un port sûr et agréable. Dites-moi quelques mots si vous en avez le temps avant huit jours. Je reviens ici au bout de ce terme pour faire mes paquets et je retourne aussitôt à Paris, où je ne tarderai pas à [p. 4] vous voir. Nous referons une de ces innocentes parties dans lesquelles on a le temps de dire bien des choses.
Je fais des vœux bien sincères pour vous voir dans ce calme et ce bonheur rare et permis après une vie occupée comme la vôtre. Je voudrais qu’en nous voyant de temps en temps, nous adoucissions le présent en nous rappelant le passé et en parlant des belles choses.
Adieu, mon cher ami, recevez de nouvelles assurances de mon dévouement.
Eug. Delacroix