[p. 1] Champrosay, jeudi.
Bonne amie,
Merci mille fois de ta bonne et chère lettre. Elle m’a donné de tes nouvelles et mis au courant de la situation. Depuis, j’ai lu un journal qui était, je crois, du lendemain et qui m’a confirmé toutes tes nouvelles1. Le premier fruit que je recueille de mon séjour ici, c’est de ne point penser le moins du monde à ce qui [se] passe dans cet odieux Paris. Je ne conçois même pas quelle est la rage qui y retient tant de monde ; nous n’en sommes pas encore au pillage général rêvé par M. Louis Blanc 2 et consorts : par conséquent, il me semble qu’un peu d’oubli dans un pareil temps serait le bonheur suprême. Il est bien juste que les républicains enragés de tout temps, tels que Cerfbeer et Vieillard, [p. 2]veillent de près à une si belle besogne qui est la leur. Si c’est là la réalisation du rêve qu’ils ont fait depuis quarante ans pour le bonheur de l’espèce humaine, ils font bien de n’en rien perdre. Je te plains donc beaucoup, toi qui n’as nullement à recueillir le fruit de tout ceci, de rester au centre de la fournaise. Sois sûre que si tu t’étais réfugiée dans une campagne quelconque au risque de t’y ennuyer, tu aurais eu un calme incomparable.
Je ne suis pas encore content de ma santé : je suis souffrant de l’estomac tous les matins et me fatigue facilement3. C’est ce qui me fait encore redouter de retourner à Paris : je te récrirai pour te dire quand j’aurai le plaisir de t’y revoir. Je suis bien heureux de ce que tu me dis de notre dernière entrevue. [p. 3] J’en ai conservé le souvenir rafraîchissant par-dessus l’impression de ce maudit Paris. J’entends ici quelques échos de nouvelles mais je ramène autant que je peux la conversation sur les cancans du village.
J’ai fait la connaissance d’un original qui vit ici et qui est le maire 4. C’est un bavard infernal qui parle de tout et se connaît surtout en jardins et en bâtisses. Il me prête son appui pour restaurer mon jardin mais je commence déjà à le redouter : il ne croit déranger personne en vous tombant sur le dos à tout propos et tu sais que sans être ours au point où je le suis, on peut souffrir beaucoup d’un semblable compagnon.
Écris-moi encore, bonne amie. Parle-moi de toi, de ta santé, si tu as [p. 4] encore rencontré des voyageurs bruns et à nez retroussé dans mon genre. Moi, je ne vois ici que l’azur du ciel, excepté aujourd’hui où il semble qu’il va y avoir de l’orage. La mère de M. Villot est bien souffrante et a bien mauvais air : pour lui et sa femme, on ne les voit pas autant5. Ses fonctions6 le retiennent et l’absorbent.
Adieu, ma bonne chérie. Longue lettre et tendresse infinie.