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Monsieur, j'éprouve un plaisir infini à vous entendre, et j'avoue, avec un peu d'embarras, que je ne m'attendais pas à rencontrer un caractère si facile, si accommodant que le vôtre.
Mes irrésolutions ne font que croître et me torturer de plus en plus. Piqué du reproche de découragement, je ne sais quel parti prendre ; mais, réflexion faite, je donnerais beaucoup pour avoir refusé net dès le premier instant. Ce serait me rendre le plus grand service, et dont je serais toute ma vie reconnaissant, que nous en demeurassions là, pour tout ce qui regarde notre affaire. Rédiger un article m'épouvante plus que jamais.
Vous me demandiez hier si les opinions que je professe et qui nous sont communes, je les écrirais dans une feuille publique, et vous répondiez : « Non, sans doute. » Et pourquoi non? pourquoi l'Impartial ne serait-il pas un journal républicain, à sa manière toutefois?
Pourquoi cette feuille, dont les plus nombreux abonnés sont les maires des campagnes, ne serait-elle pas indépendante de toute autorité, administration ou magistrature supérieure, nommée par le ministre ou par le roi?
Pourquoi n'admettrait-elle, ne provoquerait-elle pas les réclamations des communes contre les maires, de ceux-ci contre le préfet et les sous-préfets? Car je remarque à la lecture de cette éternelle controverse entre le Patriote et l' Impartial, qu'on reproche surtout à celui-ci d'être la feuille officielle, ministérielle, stipendiée, soutenue par l'autorité, à charge par elle de louer et préconiser tous les actes de celle-ci. Pourquoi ne professerait-on pas publiquement un pyrrhonisme absolu sur tous les ministères passés, présents et futurs ? Pourquoi n'inviterait-on pas les populations à se rendre elle-mêmes capables de gérer leurs affaires, de préparer ainsi les voies à la confédération des peuples ? Qu'elles cherchent dans l'instruction, la science, la saine morale, le patriotisme, à se passer de toute hiérarchie ministérielle, et constitutionnelle, tout en faisant leur profit cependant du peu de bien qu'elles en pourront recueillir.
Pour vous le dire à l'occasion du Phalanstère, dont j'ai lu attentivement le prospectus, je ne pense pas comme M. Fourier, jusqu'à plus ample informé. Jamais avec vous je n'aurai de discussion à cet égard ; mais, je vous l'avoue, je serai plutôt convaincu par les faits que par les arguments ; et ceux-ci, je les comprendrai mieux, lorsque j'en verrai faire la plus heureuse application. Laissons cela.
J'ai lu aussi votre polémique avec M. A.-F. C. Elle m'a paru une dispute de mots. Mais me supposant rédacteur, je trouvais que l'arme du ridicule serait pour moi la plus redoutable ; je ne tiens pas à la plus mauvaise plaisanterie.
Enfin, Monsieur, vous ne manqueriez jamais de bonnes raisons pour lever tous mes scrupules, dissiper mes doutes et fixer mes incertitudes.
Je cesserai donc de chercher des motifs, à mon refus. C'est impuissance complète, c'est répugnance invincible, c'est.....c'est enfantillage, si vous voulez. Je ne me connais point, j'étais entraîné par le désir de correspondre aux voeux d'amis tels que Micaud et Fallot: ma bonne volonté m'a trompé.
Arrêtons-nous quand il en est temps encore. Epargnons-nous à tous deux une fâcheuse expérience.
Voici, Monsieur, ma définitive résolution, et en même temps la dernière entrevue que j'aurai l'honneur d'avoir avec vous, jusqu'à ce qu'il soit bien sûr que toute négociation nouvelle à l'égard de notre affaire est désormais impossible. Je dis la dernière entrevue, en supposant toutefois que vous me permettrez de continuer avec vous un commerce de conversation ou de lettres, encore plus agréable qu'utile.
Si vous étiez embarrassé de trouver un gérant, je vous offrirais mes faibles services pour vous trouver un homme plus capable, de tout point, que moi pour cette besogne.
Je sens que j'aurais besoin de travailler six mois au moins à de sérieuses études, de donner l'éveil à mes idées, de les digérer, de les mettre en ordre, avant d'oser écrire un seul mot pour le publier, chose que je m'obstine à regarder comme plus importante que vous n'en convenez; et au bout de ce temps, je refuserais vos offres avec d'autant plus de fermeté que je serais mieux instruit et plus capable. Brisons donc là, s'il vous plaît.
Je me suis examiné sérieusement, j'ai consulté des personnes sensées, lesquelles sont entrées parfaitement dans mes raisons.
Mon travail d'imprimerie, me dérobant à mes lectures, me laisse pleine et entière liberté d'esprit pour la méditation. Le journal m'obligerait à lire journaux et brochures nouvelles, toutes choses insupportables pour moi, me fatiguerait par une contention d'esprit perpétuelle, absorbé que je serais entièrement par la controverse et la polémique continuelle. En somme, je vois de grandes chances d'ennui et des tribulations, contre de très-minimes, pour ne pas dire nulles, de gloire et de satisfaction.
P.-J. PROUDHON.