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Vous me demandez, Monsieur, pourquoi cette grande répugnance de ma part à signer votre journal dès mon début. Vous comprendrez sans peine les raisons d'un semblable refus, quand vous saurez ce que j'ai fait jusqu'à ce jour et combien peu je suis avancé dans ma carrière littéraire. Entendons-nous d'abord ; je ne crains pas d'avouer mes principes ni mes écrits, seulement je vous demande un délai, parce que je ne veux pas être pris au dépourvu.
Entièrement étranger par mes goûts particuliers aux querelles et aux débats politiques, je suis peu familiarisé avec le style ou le jargon des journaux, le genre de mes éludes étant presque totalement étranger aux connaissances que l'on exige d'un rédacteur; quel parti, en effet, pourriez-vous tirer, Monsieur, d'un homme qui ne s'est occupé toute sa vie que de métaphysique, de langues, de théologie?
Depuis deux ans je cours le monde, étudiant, interrogeant le petit peuple dont je me trouve plus rapproché par ma condition sociale ; n'ayant guère le temps de lire, écrivant encore moins, rangeant à la hâte les idées que me fournissent l'observation, la comparaison de tant d'objets divers; je manque totalement du talent d'écrire et de parler avec fertilité et esprit sur toutes sortes de matières, qualité essentielle chez un journaliste.
De tout cela je commence à m'apercevoir et je conclus que je ne suis guère l'homme qu'il vous faut; et vous m'en croirez sans peine, Monsieur, si je vous assure que je n'eusse pu songer à me présenter chez vous de mon propre mouvement, n'était toute ma déférence pour les exhortations et les conseils d'un ami (Olympe Micaut), sans lequel moi, simple compositeur d'imprimerie, je douterais que je pusse être autre chose.
J'avais vu des rédacteurs de province ; je savais de quelle façon et avec quels matériaux la plupart remplissent leur feuille, et sur cet exposé, je me flattais, ayant déjà fait quelque chose de plus difficile, ce me semble, d'en venir facilement à bout, — Ajoutez l'espoir qu'on faisait briller à mes yeux de pouvoir me livrer exclusivement à l'étude.
J'espérais de votre complaisance que vous-même me mettriez au courant d'une rédaction ; je sentais le besoin de suivre quelque temps la polémique des journaux; je voulais faire connaissance avec ces gens-là; en un mot, commencer une sorte d'apprentissage.
Enfin, Monsieur, je veux avant tout consulter M. Fallot, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire. Mais je dois Vous prévenir que , quelque puisse être mon sentiment, je ne consentirais à signer l' Impartial qu'à dater du 1er janvier. C'est pour moi une condition sine qua non; ce point accordé, je me prêterai à toute proposition de votre part.
Voyez donc, Monsieur, si, à l'aide d'un prête-nom, d'un homme de paille, il vous est possible de concilier votre détermination et la mienne.
Dans le cas où nous pourrions nous entendre, ma franchise me ferait encore un devoir de vous exposer mes opinions politiques, philosophiques et religieuses auxquelles j'ose dire que je ne dérogerai jamais.
P.-J. PROUDHON.