1860-08-14, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.

Chère amie,

Je ne reçois votre lettre qu’à présent : on me l’a apportée de Paris, d’où, bêtement, on ne me l’avait pas envoyée. J’y vois avec plaisir que vous avez là quelques moments doux et agréables, sans les petits regrets dont vous parlez et qui ont bien leur importance. J’en suis réduit pour ma part à ne plus être trop difficile en fait de plaisirs : celui de me bien porter me paraîtrait le plus précieux de tous, bien que dépourvu de ces délicieux avantages que donnent la santé et la jeunesse réunies. Je ne suis ni bien ni mal ; je ne travaille pas, espérant me remettre tout à fait par ce moyen. Je suis ici depuis une huitaine de jours : je n’ai pu supporter plus longtemps le séjour de Dieppe par le mauvais temps1. Ici, au moins, je fais du feu tous les jours et quand je ne [p. 2] peux mettre le nez dehors, je me console avec vos revues qui sont très précieuses pour moi.

Je ne pense pas revenir avant le 1er septembre, de sorte que vous pourriez me rendre bien heureux en m’écrivant encore une fois ici (par Draveil Seine-et-Oise). J’évite avec grand plaisir les fêtes2 qui seront sans doute un peu humides par le temps qui court. J’ai vu tout à l’heure que M. Laity venait d’être promu à un nouveau grade et je m’en suis réjoui pour lui3.

J’ai été conduit il y a deux jours chez M. Darblay, mon voisin à Corbeil ; j’ai vu là la campagne la plus jolie que je connaisse, un beau luxe, des serres, des eaux, etc4. En vérité, la campagne devient chez nous plus encore que ce qu’elle est en Angleterre, la résidence à laquelle on sacrifie tout. Je ne doute pas qu’avant peu [p. 3] de temps et grâce à la facilité des chemins de fer, toute personne qui se respecte n’aura à Paris qu’un pied-à-terre et un palais à la campagne : on ne pourra obtenir la considération à moins. Pour moi, je ne brille pas par le luxe, mais je commence à avoir ici le confortable nécessaire ; dans tous les cas, j’y suis bien mieux et surtout plus gaiment que dans ma caserne de Paris.

Aurai-je au moins cet hiver la chance de ne pas vivre enfermé et de vous voir quelquefois ? C’est en partie dans ce dessein que je cherche à faire une petite provision de santé.

Je suis bien reconnaissant de ce que vous voulez bien me dire de la part de Mme de Cordès 5 : je vous prie de l’assurer de mes respects et du plaisir que j’aurais eu à partager avec vous son aimable hospitalité. Hélas ! [p. 4] vous le dites à merveille : ces réunions-là sont la chose la plus difficile et la plus rare ; les rencontres ennuyeuses sont au contraire ce qui fait le fond de la vie.

Je suis ravi aussi que vous soyez là avec Eugène : dites-lui mille choses pour moi et recevez en particulier, chère amie, les assurances de ma vive affection.

Eug. Delacroix