Livorno, 8 septembre 1811.
Mon ami,
il y a un temps incroyable que j'attends vainement de tes nouvelles : je t'ai écrit de Milan au mois de juillet, de Florence au mois d'août, et, sans me rebuter, je t'écris encore de Livourne. Quelle est donc ton inconcevable paresse, ou plutôt quel est donc le destin de mes lettres et des tiennes, car je ne puis me persuader que l'indifférence succède dans ton âme au feu sacré de notre éternelle amitié?
Tu as peut-être revu Virieu, tu sais qu'en passant à Chambéry nous avons eu ensemble une entrevue d'un moment, qu'ensemble nous sommes allés en pèlerinage aux Charmettes rendre hommage à Rousseau et à madame de Warens, mais que malheureusement nous avons été forcés de nous séparer bientôt, lui pour retourner à Paris y chercher sa mère, moi pour traverser les Alpes et parcourir cette terre enchantée où rien ne me manque de tout ce qui peut satisfaire l'imagination, mais où je regrette sans cesse deux amis et une maîtresse adorée. Tu sais probablement de qui je veux parler, mes lettres de cet hiver ont dû l'apprendre que je m'étais enfin laissé prendre, et pour toujours, dans des liens qui feront le malheur plutôt que le charme de mes tristes jours.
Et toi, mon ami, où es-tu à présent ? à Bienassis sans doute, auprès de ton aimable mère et de la vieille petite soeur. Tu lis, tu écris, tu fais des vers et des châteaux en Espagne ; n'oublies-tu pas au moins tes amis, et sont-ils pour quelque chose dans tes songes ? Virieu ne m'a paru que paresseux, mais pour refroidi, au contraire! Nous pouvons compter tous deux sur un ami, à la vie et à la mort, mais ami jusqu'à l'enthousiasme, pourvu qu'il ne s'agisse pas d'écrire. Que j'aurais été heureux si les circonstances nous eussent permis de faire tous trois ensemble ce voyage incomparable en Italie ! combien l'intérêt en aurait été doublé pour moi ! Car je le fais sans avoir personne à qui faire part de fout ce que je vois, sens ou observe, et par conséquent assez maussadement. De plus, je suis parti comme malgré moi, le coeur navré et les yeux pleins de larmes; tu sais pourquoi. Je suis à peu près au milieu de mon voyage, J'ai parcouru la Savoie, de Piémont, le Milanais, la Lombardie, la Toscane enfin, où je me repose dans la patrie du véritable et bon italien, et travaillant plus obstinément que je n'ai fait de ma vie à me rompre les oreilles et l'esprit dans cette langue vraiment céleste. J'ai vu Turin, Milan, Bologne," Parme, Plaisance, Modène, Florence; j'ai séjourné plus ou moins de temps dans toutes ces belles villes, et je suis maintenant à poste fixe dans un magnifique port de mer, à Livourne, d'où je fais des excursions à Lucques, à Pise, etc., jusqu'au moment prochain où je partirai pour Rome, et de Rome pour Naples. J'ignore encore quel temps je resterai en Italie. Cela dépend un peu de mes compagnons de voyage. Il me faudrait des volumes et des volumes pour te détailler les choses que j'ai vues, sans compter celles que je vais voir. Je laisse tout cela pour Bienassis ; nos souvenirs nous amuseront quelques soirées d'automne, s'il nous est encore donné d'en passer quelques-unes, ensemble, dans cette aimable liberté et cet abandon si délicieux. A présent que. lancé dans le grand tourbillon du monde et des voyages, je m'oublie quelquefois moi-même, je ne perds pas le souvenir des deux charmants séjours que j'y ai faits près de toi et d'Aymon. A tout considérer, quoique dans ce temps-là nous nous plaignions tous les trois, ce temps aura été probablement le plus heureux de toute ma vie. Les nuages s'amoncellent, le jour disparaît, la mer s'agite, ô journées tranquilles du rivage, que nous étions sots de ne pas vous apprécier assez et de désirer de nous embarquer et de faire aussi notre triste traversée ! Tu vas rire peutêtre de ma belle apostrophe que je fais bien sérieusement, en beau style poétique, et, je t'assure, sans prétention. Que veux-tu ? malgré soi et malgré Minerve, on devient poëte dans ce beau pays, sur ces bords charmants de la Méditerranée. Et puis mon coeur est si plein de tristesse qu'il en met partout.
Adieu. Écris-moi à Florence (poste restante). J'y passerai encore quelques jours en partant pour Rome, et j'y trouverai la lettre. Rappelle-moi au souvenir de ton aimable mère.
Adieu, ton ami, ALPH. DE LAMARTINE.