Livorno, 13 octobre.
Je ne sais, mon cher ami, quelle fatalité arrête du tes lettres où les miennes : voilà la troisième au moins sans réponse, et je commence sérieusement à être en peine ou de ta santé ou de tes sentiments. Qui est-ce qui arrête ta plume? qui est-ce qui t'occupe si fort que tu n'aies pas un instant à me donner, et que tu me laisses ainsi des mois entiers, à trois cents lieues de toi, sans me donner signe de vie? En vérité je ne sais que penser, et il me passe parfois d'étranges idées par la tête. Es-tu à Bienassis? es-tu à Grenoble? es-tu à Aoste? Tes maux de poitrine sont-ils devenus plus sérieux ? Estu malade? Es-tu mort ? Rassure-moi vite, je t'en prie, et ne mérite plus des reproches que je suis vraiment assez fâché d'être obligé de te faire si souvent. C'est par cette maudite négligence que les' amitiés les plus vives finissent non pas par s'éteindre, mais par s'engourdir. La lame est toujours la même, mais la rouille la couvre et la défigure. Prenons-y garde, mon cher ami, il viendrait des jours où nous nous en repentirions. Qu'un peu de paresse ne l'emporte pas sur les plus vifs sentiments de notre âme! Je ne souffrirai certainement pas que nous restions dans celle langueur, dans ce sommeil d'amitié où tu es tombé avec Virieu ; je te réveillerai malgré toi, et j'aurai plus de persévérance à demander que toi à refuser.
A propos de Virieu, sais-tu qu'il vient me joindre en Italie? Je l'attends ici aujourd'hui ou demain. Mes premiers compagnons de voyage sont obligés de retourner déjà en France, et je vais finir ce voyage charmant avec un de mes deux amis. Pourquoi ne pouvons-nous pas le faire tous les trois ensemble! Mais j'espère toujours que cela pourra venir et je ne renonce pas à mes plus jolis projets. Tu me crois sans doute bien heureux : ô mon cher ami, tu ne sais donc pas ce que j'ai laissé en France ! tu ne sais donc pas que toute espérance est morte dans mon coeur, et que, plus à plaindre que Saint-Preux, je n'aurai connu pour toute ma vie qu'une passion sans aucune jouissance, et qui va me précipiter dans un abîme sans fond, sans que j'aie seulement goûté une goutte de cette félicité qui compense tout ! Je marche à présent sur d'étranges précipices, je m'endors un moment sur les infortunes de toute espèce qui me menacent. Tu sauras dans quelque temps quel réveil horrible m'attendait ! tu apprendras d'étonnantes aventures et tu me verras plongé dans la misère et l'opprobre, et le tout pour avoir aimé ! et de la manière la plus pure et la plus noble ! O hommes ! ô cruel empire de l'orgueil mal placé et des sots préjugés qui nous égarent ! Mais il faudrait te voir pour le parler à mon aise de tout cela. J'espère qu'à mon retour j'irai passer quelques instants à Grenoble, si tu y es encore, ou à Bienassis.
Dès que Virieu sera arrivé, nous partirons ensemble pour Rome. Dieu sait combien nous y resterons, combien nous courrons, combien nous travaillerons ! De là, nous irons à Naples passer vraisemblablement une partie du carnaval. De là enfin je reprendrai ma route pour ma chère et maudite ville, car je ne crois pas que l'amour et mes finances me permettent de rester en Italie tout le temps qu'Aymon y passera. Voilà bientôt cinq mois que j'y suis, et mon coeur saigne tous les jours d'être forcé à une aussi cruelle et aussi longue séparation. Cependant, ne voyant dans mon retour que de nouveaux sujets de chagrin, sans aucun rayon d'espoir, je le redoute autant que je le désire, et ne sais à quoi me déterminer. Peut-être resterai-je avec lui, peut-être reviendrons-nous par Venise, Milan et la Suisse, qu'il n'a pas eu le temps de parcourir, étant pressé de venir me trouver. Ne pourrions-nous pas, au temps de notre retour, nous donner rendez-vous dans quelque ville de Suisse, comme Lausanne ou une autre plus près, et là nous embrasser enfin tous les trois?
T'ai-je mandé qu'en passant à Chambéry nous avions renoué avec le spirituel et malheureux Vignet, qui vit là en vrai philosophe et qui ne peut manquer de devenir un jour un Rousseau? T'ai-je mandé que nous avions visité les Charmettes ? t'en ai-je fait la description ? Mais je crois que tu y es allé et que tu les connais mieux que moi. Pour des descriptions d'Italie, je t'en apporterai un portefeuille bien garni, et nous nous distrairons quelques soirées d'hiver à Bienassis. Toute ma pensée, à présent que je mène une viesédentaire, est tournée du côté de l'italien : je travaille comme je n'ai jamais travaillé de ma vie, et je fais d'assez grands progrès. Pardonne-moi si mon français n'a pas le sens commun, je l'oublie entièrement, et je n'ouvre plus que des poëtes italiens. Il faut bien que je me prépare des ressources pour le temps de l'adversité qui approche. Qui sait à quoi je serai réduit ?
Adieu, mon cher ami, je t'aime toujours par-dessus tout, malgré tes torts et ta froideur. J'espère que je n'aurai plus à m'en plaindre, et qu'en arrivant à Rome, j'y vais trouver une longue lettre de toi.
AL. DE LAM.
A Rome, poste restante.