1811-06-10, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Mâcon, 10 juin 1811.

J'ai reçu la dernière lettre, mon très-cher ami ; je ne suis point encore parti pour mon beau voyage, je ne sais pas même l'époque fixe de mon départ. Tout ce que j'en sais, c'est que ce sera dans le courant de ce mois-ci, et par conséquent très-prochainement. Tu as peut-être vu Virieu qui est. actuellement aux eaux d'Aix. Si tu savais son a dresse, je voudrais que tu me l'envoyasses tout de suite, parce qu'au moment où je partirai de Lyon je, lui écrirais de se trouver à jour fixe à Chambéry où je passerai une nuit. Les eaux d'Aix sont, je crois, assez près de là, et ce ne serait pas un voyage ni un grand dérangement pour lui que de venir passer sa soirée avec moi. Si Grenoble était un peu moins loin, je l'aurais fait la même demande. Mais je vois que tu n'es pas en humeur d'en sortir, et que l'amour t'y enchaîne encore. Pour moi, mon ami, il faut bien que je rompe les liens les plus doux, que je me condamne pendant sept ou huit mois aune douleur mille fois pire que la mort, que j'abandonne tout ce qui m'est le plus cher dans ce monde après mes deux amis. N'en parlons plus, ne rouvrons pas des blessures trop fraîches et trop cruelles. Puissent les grands souvenirs de cette superbe Italie distraire un peu mon esprit de toutes les peines de mon coeur! c'est tout ce que je puis espérer, car le mal est sans remède, et le temps même ne peut que me le rendre moins insupportable, sans jamais le guérir. Tu ris peut-être de mes grands sentiments de constance, toi qui jusqu'à présent m'as jugé si peu susceptible d'une éternelle passion ; tu t'étonnes ne me voir supporter depuis huit mois les mêmes chaînes, et résolu de les supporter toute ma vie : pleure plutôt le malheur éternel de ton ami !

Non ignora mali miseris succurrere...

Si tu ne reçois pas ma lettre avant le 16, ne me réponds pas, ne m'écris plus ici parce que probablement je n'y serai plus. Tu recevras de mes nouvelles de Turin, et je le manderai mon adresse partout où je m'arrêterai.

Adieu, mon ami, pense à moi, aime-moi comme je t'aime, et souviens-toi qu'il n'y a de sentiment solide que l'amitié ou un amour comme le mien.

A. DE L.