[p. 1] Ce samedi 1
Je viens encore, mon ami, vous demander de vos nouvelles ; comment votre santé se trouve-t-elle de cette chaleur ? Depuis longtemps, j’avais formé le projet de vous écrire de mon chalet en bois dont je vous ai parlé : il est situé dans le bois de Boulogne, à Madrid, il se compose d’une petite pièce qui a un balcon et une fenêtre, la vue est jolie. Il est meublé, j’y ai fait porter un bureau, ce qu’il faut pour écrire et même votre dernière lettre, mais je n’y ai été jusqu’à présent qu’en courant, et mon projet n’a pu s’exécuter. Maintenant la chaleur est si forte que je serais là comme un melon sous couche, je tâche donc de [p. 2] respirer dans mon appartement du rez-de-chaussée, qui est très frais, et mon jardin est charmant. Tout cela est bien triste quand on y est seule. Voici deux matinées que je ne sors pas à cause de la chaleur et les journées me paraissent mortellement longues ! Cependant, je m’occupe pour me distraire, je viens de prendre un bain. Et vous, mon ami ? Vous êtes bien plus raisonnable, vous êtes toujours seul, vous vous occupez et vous ne vous ennuyez jamais. Êtes-vous toujours condamné au silence ? Si vous ne pouvez parler, vous pouvez écrire. À propos, je n’ai pas lu votre article dans la Revue des deux mondes, pouvez-vous me le faire parvenir, j’en serai bien heureuse2 ?
Je n’ai pas encore été au Salon [p. 3] qui m’intéresse peu cette année, puisque vous n’y êtes pas. Vous devez lire les journaux, vous avez vu que les élections sont bonnes, excepté à Paris, où ils se glissent quelques mauvais noms3.
Mon fils va mieux, mais il souffre encore souvent de ses douleurs de rhumatisme, il partira dans deux jours pour aller prendre les eaux d’Aix en Savoie ; il verra au moins un beau pays.
Tout le monde quitte ce Paris si étouffant l’été. Je vais tous les soirs me promener au bois de Boulogne, qui est ravissant, et je vous regrette dans ces promenades, mon ami, car vous en jouiriez ainsi que moi.
Votre nouvel appartement avance-t-il4 ? En êtes-vous content ? J’ai été tous ces jours-ci visiter ma maison rue Matignon pour quelques réparations car je loue de nouveau tous mes appartements : combien de souvenirs doux et tristes en même [p. 4] temps, et combien j’y ai regretté de nouveau ceux qui étaient avec nous et qui nous étaient bien cher5s !
Que la vie est triste lorsqu’on arrive au bout du chemin !
Adieu, mon cher et bon ami, écrivez-moi quelques fois, c’est peut-être un ennui pour vous, mais donnez-moi cette preuve d’amitié, car je suis inquiète de votre santé lorsque je reste quelque temps sans recevoir de vos lettres. Travaillez-vous un peu à votre peinture ?
Mon fils se rappelle à votre bon souvenir ainsi qu’Henri 6 qui part aussi dans quelques jours pour Vichy.
Je vous embrasse et vous renouvelle l’assurance de ma sincère affection.
Be de Forget.