1858-09-13, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

Je suis de retour à Paris depuis peu de jours, mon ami ; votre lettre était restée ici, ce qui fait que j’ai été si longtemps sans vous répondre. Hier, me trouvant dans le faubourg Saint-Germain, j’ai été jusque chez vous 1 pour savoir si vous étiez revenu, mais vous usez, je le vois, de votre nouvelle position de propriétaire. Vous avez très bien fait d’acheter votre petite maison que vous connaissez depuis longtemps2. Ce pays vous plaît, et nous avons tous la bosse de la propriété si développée que vous jouirez beaucoup de votre nouvel état.

[p. 2] Moi, j’ai été passer 15 jours à Dieppe, la famille de Quiqueran y est établie pour quelques mois : j’ai donc été les voir, et admiré la mer ; je me suis tenue en dehors des concerts et des bals, j’ai pris beaucoup de bains d’air, sinon des autres ; je ne me suis pas beaucoup amusée et j’ai retrouvé mon jardin et mes bêtes avec un grand plaisir. Je ne vais pas en jouir longtemps, car le 22 de ce mois, je repartirai pour aller dans les Vosges passer un mois environ. Je me demande pourquoi on quitte son chez soi, qui est bien confortable, pour aller courir ailleurs, au risque de se casser bras et jambes et si on ne ferait pas mieux de rester dans son jardin avec ses bêtes ? [p. 3] Mais on veut autre chose que ce que l’on possède. Moi je me fuis, c’est-à-dire je fuis la solitude et je ne m’amuse pas beaucoup cependant, à tous ces changements de lieux.

Écrivez-moi, mon ami, avant le 22 qui sera de mercredi prochain en huit, que je partirai, et si vous venez avant à Paris, faites-le moi dire, j’irai vous faire mes adieux, mais je doute que vous veniez respirer l’air des rues qui est fort mauvais, et le temps est si magnifique que vous allez en jouir et vous ferez bien. Lorsque je vous reverrai, nous parlerons de votre propriété, des petites améliorations que vous allez faire ; avez-vous un peu de terrain ? Moi, je vais entreprendre une chose assez grosse : vous savez que j’ai acheté du terrain à Madrid 3 à Mme Cavé ? Le terrain ne se vend [p. 4] pas maintenant le prix qu’il vaudra plus tard, et pour en tirer parti, je vais bâtir une petite maisonnette, pas pour habiter, Dieu m’en garde ! mais comme location ; toutes ces petites bicoques se louent très cher dans ce pays-là : ma maison me coûtera bon marché quoiqu’elle ne sera pas en bois ; mon amour des chalets ne va pas jusque-là. C’est le bon M. Juan 4 qui me dirige dans cette entreprise. Cela m’occupe, et m’amuse. Que faire dans ce monde, quand on vieillit ? Mais je ne veux pas, mon cher ami, m’engager dans des réflexions tristes et cruelles. Je suis enchantée que vous ayez bonne et gaie compagnie qui vous distrait sans vous importuner. Jouissez-en le plus possible, sans oublier cependant vos vieux amis, au nombre desquels je me place en première ligne.

Je serai bien heureuse de vous revoir5, et en attendant, je vous envoie mille tendresses tout en vous embrassant comme je vous aime.