1809-06-01, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

La prudence du coeur n'est que la mort de l'âme.

Mille fois pardon, mon cher ami, de la peine que t'a causée ma dernière lettre. Tu m'en as bien puni par ce silence dont je commençais à m'alarmer et qui jetait je ne sais quelle solitude et quelle mort dans mes occupations qui, comme je le l'ai dit, me tiennent encore lieu de plaisirs et d'amour. Ces vers qui n'ont pas le sens commun étaient faits ; il fallait bien que tu les lusses, et je l'écrivais dans un moment où mon coeur, rebuté de toutes manières, voyait le pire en tout. Cet état de langueur ne pouvait durer, et le lendemain je me repentis de ma froideur qui ne pouvait que faire un contraste amer avec les sentiments présents. Je partis, triste et malade, pour une partie de campagne, seul à mon ordinaire et cuirassé de livres, parmi lesquels étaient Corinne de madame de Staël. Je le lus en deux jours, me croyant transporté dans un autre monde, idéal, naturel, poétique, opposé en tout à cette aride et froide société, à ce monde si ridicule et si fier dans ses idées, si despotique et si mort dans ses opinions, à ces complots de coteries qui font toutes mes peines et mes obstacles. Je retrouvais là ces pensées si pures et si nobles, auxquelles je ne pouvais presque plus croire sans me regarder comme un fou, un original, un homme d'un autre monde; j'y retrouvais cet amour de la nature et des beauxarts, jusqu'à présent ma seule passion, et cet amour désintéressé, sincère, abandonné, vrai et. puissant que je concevais sans cependant l'espérer ni en voir d'exemples; j'y retrouvais en un mot ce dont tu me parais réellement jouir depuis un mois, et que je n'espérais guère être aussi long. Que tu écris bien ! que la passion, le coeur, l'âme sont de bons maîtres ! que tu as fait de progrès, sans t'en douter peut-être! Tes deux dernières lettres, à quelques lignes près, me paraîtraient dignes de cadrer avec quelques morceaux de l'Héloïse. Ne ris pas. Tu sais que je t'aime trop pour le tromper. Jouis, jouis, mon cher ami, enivretoi d'espérance et de bonheur pendant ces courts instants que l'amour t' a faits. Sois sûr que tu ne jouiras pas seul, ton ami est là qui est heureux de ton bonheur malgré ses propres ennuis, et qui t'attend pour partager les tiens dans un temps moins heureux.

Tu ne feras donc pas ce morceau d'histoire ; eh bien ! consulte ton guide et fais des vers. Cette délicieuse musique de l'âme n'a de charmes que dans l'amour ou le malheur; c'est toujours un hymne ou une complainte. L'Académie

L'Académie Niort propose pour prix un poëme sur Tobie. Pour les Jeux Floraux, tu as à choisir d'une ode, d'une épître, d'une idylle, etc. Délibère et mets-toi à l'ouvrage. Je serai, si tu m'en juges digne, ton censeur en second. J'ai fait ces jours-ci une ode sur l'amour de la gloire que personne n'a vue. A qui la montrerais-je ? Je la laisse refroidir, et puis je te l'enverrai pour que tu y fasses toi-même les corrections et les variantes, Je ne sais si je t'ai mandé que je travaillais sur un sujet bien banal, un discours en vers sur l'Amitié. J'en ai déjà une centaine de vers. Permets-moi de te demander ton avis sévère sur quelques-uns que j'ai faits ce matin. Il faudra bien que tu juges le tout une fois.

Les sens-tu, réponds-moi, ces généreux désirs
De partager tes goûts, tes ennuis, tes plaisirs ?
Ne peux-tu jouir seul de ces moments de joie,
Consolateurs d'un jour que le ciel nous envoie?
Et ton coeur, abattu sous le poids de ses maux,
Dans le coeur d'un ami cherche-t-il du repos?
Du malheur à ton tour entends-tu le partage?
Connais-tu ces douleurs qu'un seul coup d'oeil soulage?
Médecin délicat des blessures du coeur,
Sais-tu, sans les rouvrir, adoucir leur ardeur?
Choisis : le ciel te doit le premier bien du monde.
Mais ce choix veut, dit-on, une étude profonde;
Un philosophe austère et qu'on dit plein de sens
Croit qu'un ami parfait est l'ouvrage du temps.
Ainsi donc la moitié de nos belles années
Au veuvage du coeur resteraient condamnées ?
Attends, je le veux bien, que l'âge et sa tiédeur
Aient détruit ton espoir, désenchanté ton coeur,
Et que le bras cruel de l'aride vieillesse
Ait d'un rempart de glace effrayé la tendresse :
Tu rentreras sans pleurs dans la nuit des tombeaux
Comme un tronc desséché dépouillé de rameaux.
J'aime ce mot brûlant si digne d'une femme :
La prudence du coeur n'est que la mort de l'âme !

Cette fin a son application à quelqu'un qui doit avoir l'âme bien froide et que je me plais à en faire rougir, sans avoir l'air d'y penser, parce que ça ne m'irait point. Je crains dans ma dernière lettre d'avoir lâché un mot de ton bonheur à Virieu, mais j'en resterai là. Il vient d'être reçu correspondant de l'Académie de Lyon.

Envoie-moi donc quelque ouvrage, quelques vers. Tu deviens paresseux, et nous en souffrons. Sermezy m'avait séduit ainsi que Virieu ; nous lui trouvions bonne tournure. Tes lettres sont vierges quand elles m'arrivent. Sois-en sûr et rassure-toi.

Adieu, je me ferme les yeux de peur de deviner. Serait-ce la belle madame de Chichiliane?

AL. DE LAM.