1849-10-12, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.

Bonne amie,

j’ai reçu avec bien du plaisir votre chère lettre. Depuis que je vous ai écrit, ma santé a repris : il faut toujours se faire au régime de la maison où l’on arrive1 : les heures changées, d’autres habitudes changent tout. D’abord, vous comprenez que je ne travaille pas : quelques petits croquis de temps en temps ; ce n’est guère que le matin que je suis à moi, aussi est-ce le matin que je vous écris. Comme le temps est ordinairement plus mauvais depuis quelques jours dans ce moment de la journée que dans les autres, il est naturel que l’on s’isole dans sa chambre. Au reste, c’est un parti que j’aime toujours à prendre quand je suis à la campagne chez les autres. Après déjeuner viennent les parties aux environs et depuis quelques jours, nous avons profité de l’adoucissement du temps. La mer naturellement attire nos hommages de [p. 2] préférence. Cependant, je n’en jouis pas comme je voudrais, c’est une montagne à remuer que le départ après le déjeuner qui est fort tard déjà. Il s’ensuit qu’à peine arrivé au but, il faut songer à remonter en voiture pour revenir. Enfin, je ne m’ennuie pas, c’est l’essentiel. Une partie entraîne à une autre : je retrouve d’anciennes connaissances de mon cousin qui me font accueil et les journées se remplissent sans effort. Il va sans dire que ces anciennes figures que je retrouve sont véritablement anciennes de tout point. Les rides, les cheveux blancs ne les ont point épargnées : sans compter les gens qui sont morts tout à fait ou presque morts. Nous avons été à Fécamp hier voir une bonne vieille dame 2 amie de Bataille 3 et que j’avais déjà vue âgée la première fois que je suis venu dans ce pays en 1813 avec ma mère. Nous l’avons trouvée ne se levant plus, attendant [p. 3] sa fin dont elle parle librement. J’aimais beaucoup cette bonne dame et ma vue dans ce moment lui a fait un plaisir extrême. Elle m’avait toujours pris en gré et à chaque voyage, il me semblait que je dusse la retrouver toujours la même : mais l’heure est venue et elle n’est pas plus oubliée que nous ne le serons. Voilà comme on est de temps en temps rappelé à cette petite nécessité peu agréable par des exemples qui vous frappent directement. Écartons cela et parlons de notre hiver qui commence déjà ici, mais que nous tâcherons de passer en meilleure humeur que le dernier si la politique nous laisse tranquilles. Votre pauvre président 4 n’est guère aimable pour vous, chère amie, qui avez été pour lui d’un dévouement bien rare : vous lui demandez là une chose si simple que je ne conçois pas qu’il ne saisisse pas cette facile occasion de vous faire plaisir5. On connaît les hommes à l’user : Gaultron 6, qui vous a paru un si bon garçon, comme vous me le dites dans votre lettre, est fort singulier. Vous n’imagineriez [p. 4] jamais ce que cachent ces airs doux et empressés qui satisfont à la surface. Il est loin d’être le contraire d’un bon garçon mais je le trouve peu gracieux, despotique en diable et fort disposé à critiquer. Bornot, que je jugeais tout différent, me plaît beaucoup davantage : ne vous attendez pas cependant à me voir épouser une de ses six filles malgré leur bon caractère qui m’a fort satisfait. Et vous, bonne petite amie, que direz-vous de ces dehors polis qui m’ont valu la bonne grâce de Madame Raba7 avant qu’elle ne fût transformée en veuve de Malabar8 ? Vous me trouvez aussi bien bizarre, bien vilain et je me demande bien souvent comment les penchants du caractère peuvent nous dominer autant, et nous faire affliger si souvent ceux que nous aimons !

Pardonnez-moi pourtant, car je vous aime bien sincèrement, chère amie, et je vous envoie à l’avance les tendresses de mon cœur. De départ point encore : je me laisse aller au courant malgré mille tiraillements des affaires de Paris. Le désir de vous embrasser sera plus fort que tout cela et me ramènera pour vous le dire du fond du cœur.