[p. 1] Dieppe, 13 septembre
Chère amie,
Mon séjour se prolonge un peu plus que je ne voulais2. Je vous envoie donc pour vous distraire quelques nouvelles de la mer. Je serais revenu plus tôt sans le mauvais temps persévérant qui n’a presque pas cessé pendant les premiers jours. On m’a flatté aussi que nous aurions pour demain mardi une des grandes marées de l’année. Je n’ai point résisté d’autant plus que l’habitude aidant, je me plais infiniment à cette vie paresseuse tandis que les premiers jours j’ai été sur le point de me sauver par ennui. Vous n’aimez pas Dieppe, par conséquent mes éloges du séjour que j’y fais vous paraîtront sans doute tenir au besoin de repos qui était devenu impérieux chez moi. Je trouve pour mon compte qu’il y a assez de variété ici : on a à volonté le monde ou la solitude, quoiqu’à vrai dire ce [p. 2] dernier avantage soit le plus rare. Les premiers jours, une grande partie de mon ennui est venu de la peur que j’avais de rencontrer des gens ennuyeux, de sorte que je m’ennuyais de peur de l’ennui. Cela m’a été même une petite et plus véritable leçon qu’elle ne semble. J’ai vu que la solitude, pas plus que la distraction, ne pouvaient être l’état constant d’un homme qui veut jouir de tout l’agrément possible. Il faut entremêler l’une et l’autre, de manière à ce qu’elles se succèdent et qu’il s’ensuive le désir de l’état dans lequel on ne se trouve pas. Il faut donc toujours désirer quelque chose ou l’espérer. Quand on peut espérer ce qu’on désire, on a toute la somme de bonheur accordée à notre machine pensante. Obtenir ce qu’on a désiré est déjà un échelon descendant [p. 3] vers l’inquiétude et le malaise et, toujours en descendant, vers la tristesse et même la douleur. Il n’y a pas à sortir de là.
La mer fait toujours mes délices : je fais des stations de trois ou quatre heures sur la jetée ou le long de la mer au bord des falaises. On ne peut s’en arracher. Si je menais quelque temps cette vie-là en y joignant une occupation intéressante, je me porterais très bien. Voilà depuis quelques jours que je déjeune ; je dis un peu moins de mal de mon siècle et de l’humanité ; je me réveille assez gai, grand symptôme, et point effrayé à l’avance de la journée dont il va falloir traîner le poids ; enfin, je me vois tout prêt à être comme tout le monde. Être comme tout le monde : voilà la vraie condition pour être heureux. L’air de la mer et la distraction opèrent chez moi ce prodige. Ce qu’il vous faudrait à vous, ce serait le contraire : [p. 4] vous périssez d’ennui par ce qui fait le bonheur de la plupart des mortels : ne rien faire. Il vous faudrait le remède opposé au mien, et je ne plaisante pas le moins du monde. Il faut être forcé, enchaîné à quelque tâche, à moins de s’enivrer ou d’être une brute, il faut à toute force s’ennuyer si l’on ne trouve pas le secret de désirer la distraction.
Adieu, chère amie, toutes ces réflexions qui peignent peut-être la situation que Compiègne vous a faite ne vous consoleront pas sans doute, mais elles vous feront passer quelques instants dans une autre situation d’esprit. Je serai à Paris jeudi probablement. Si par hasard vous vous y trouvez, j’irai vous embrasser et savoir comment, au fait, vous avez passé ces derniers jours.
Je vous embrasse bien ici et vous envoie en attendant toute mes tendresses de cœur.
Eug. D.