1854-09-02, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.

Chère amie,

Je vous remercie beaucoup de m’avoir répondu aussi exactement1 : je ne méritais pas cette attention ; mais j’étais en l’air pour ainsi dire et dans la situation d’esprit où je me trouve presque toujours quand j’arrive dans un endroit : c’est ordinairement le moment où je m’ennuie le plus, et cet ennui me prend tellement à la gorge qu’il me rend incapable de dessiner, d’écrire et presque de remuer : je voudrais pour ainsi dire rester couché toute la journée. Je m’ennuie horriblement de ne rien faire, et cependant je ne peux rien faire pour sortir de cette torpeur. Le roman de Dumas que j’ai loué m’a distrait d’abord, et ensuite les parties insupportables qu’il mêle aux endroits amusants m’ont fait chérir les distractions que je pouvais trouver tout seul, et à présent je suis intéressé quand je travaille, et je ne m’ennuie pas quand je ne fais rien. Les journées se trouvent remplies doucement, et le matin je recommence avec un nouveau plaisir. Je me lève de très-bonne heure, preuve que je ne trouve pas le temps long et que je ne suis pas embarrassé de ma journée. J’ai trouvé par hasard une ressource précieuse, pour certains moments, dans la rencontre que j’ai faite sur la plage de mon camarade Chenavard, le peintre. C’est un homme de beaucoup d’esprit et qui a une vraie conversation. Nous n’abusons pas l’un de l’autre, et cela renouvelle les sensations. Cet endroit offre toutes sortes de ressources ; comme cette ville est grande comme la main, vous êtes tout de suite dans la campagne et il y a des environs charmants : je ne parle pas de la mer et du mouvement des navires, qui est la grande affaire2. En outre, on trouve tout ce qu’on veut comme dans une grande ville, et vous voyez qu’on peut aussi se tenir à l’écart et ne pas se laisser dévorer par les inutiles ; point d’affaires pour couronner le tout, point de visites à rendre, point d’obligation d’aucune espèce. Voilà, pour quelque temps au moins, une bonne manière de passer ses instants pour un homme qui veut se reposer sans s’ennuyer.

Je calcule toujours que je reviendrai vers le 20, etc.

E. Delacroix

Toujours quai Duquesne, n°6