[p. 2] Champrosay, 10 septembre
Bonjour bonne amie,
je t’écris un peu souffrant de toutes sortes de petites choses qui heureusement ne viennent que par accès et s’en vont avec des soins. Je suis aussi un peu ennuyé de l’incertitude où je suis relativement à mes peintures de Saint-Sulpice 1. Je voudrais bien être arrêté là-dessus : l’incertitude est toujours une chose insupportable. Comment vas-tu ? Écris-moi cela. Je t’ai quittée tout triste l’autre fois2 et je crois, bonne amie, que tu ne l’étais guère moins. Heureusement que tu ne rentrais pas chez toi et quoique ta soirée ne dût peut-être pas être très amusante, du moins c’était une distraction. Du reste, le calme dont je jouis ici me repose beaucoup. Les huit derniers jours ont [p. 3] été pour moi bien tristes et bien fatigants3 et j’ai besoin d’être un peu tranquille. Hier après diner j’avais été faire une promenade de l’autre côté de l’eau. J’ai été pris par la pluie et heureusement, j’ai pu me fourrer sous une haie qui m’a garanti du plus gros. Cela s’est trouvé d’autant plus à propos que j’avais un commencement de rhume qui, j’espère, grâce à mes précautions ne sera rien. Au milieu des tristesses inséparables de toute espèce d’existence, rends bien grâce au destin, chère amie, d’avoir une bonne santé : tu ne saurais croire quel voile triste des souffrances, même légères, jette sur tout et combien cela empêche tous les projets et toutes les jouissances. Je suis heureux de te voir cette heureuse disposition qui me fait espérer que tu seras encore forte [p. 4] et gaillarde quand je serai un vieux imbécile tout lardé de douleurs de toute espèce. Si alors tu ne me trouves pas trop insupportable, tu me consoleras un peu ou plutôt, tu seras probablement ma seule consolation. Tu apprendras peut-être à faire la tisane et de ta main, elle me semblera meilleure.
J’espère en attendant cet avenir peu gai que notre voisinage cet hiver nous procurera quelques bons moments et d’ici là aussi pendant mes retours à Paris.
Adieu, bonne et chère, dis-moi comment tu vas et reçois mes tendresses de cœur.
Eug. D