Ce 25 août, Dieppe
Chère amie,
Je vous écris bien tard. J’ai été ballotté de logement en logement avant de me fixer. Enfin, me voici sur le quai Duquesne, en pleine marine : je vois le port et les collines du côté d’Arques. C’est une vue charmante et dont la variété donne des distractions continuelles quand on ne sort pas. Je suis ici comme à mon ordinaire, ne voyant pas un chat et évitant de me trouver où je puis rencontrer des gens ennuyeux. J’en ai trouvé deux ou trois en débarquant. Nous nous sommes promis, juré même, de nous voir, de nous fréquenter le plus possible ; mais [p. 2] comme je ne mets pas le pied dans l’établissement qui est le rendez-vous de tout le monde, il y a de grandes chances que je ne les rencontrerai pas. J’ai eu recours à ma ressource ordinaire pour bannir l’ennui des moments où on ne sait que faire : j’ai loué un roman de Dumas 1 et, avec cela, j’oublie quelquefois d’aller voir la mer. Elle est superbe depuis hier : les vents vont commencer à souffler et nous aurons de belles vagues.
Je vous plains d’avoir déjà fini vos excursions, moi qui suis au commencement des miennes ; mais Paris vous plaît plus qu’à moi. Hors de Paris, je me sens plus homme ; à Paris, je ne suis qu’un Monsieur. On n’y trouve que des messieurs et des dames, c’est-à-dire [p. 3] des poupées. Ici je vois des matelots, des laboureurs, des soldats des marchandes de poissons. La grande toilette de ces dames, toutes à la dernière mode, contraste avec les grosses bottes des pêcheurs du Pollet et les robes courtes des Normandes qui ne manquent pas d’un certain charme malgré leurs coiffures qui ressemblent à des bonnets de coton.
Je fais une cuisine excellente : j’ai trouvé dans mon logement un fourneau dans le genre du vôtre et j’ai pris une passion pour tout ce qui sort de ce fourneau. Quant au poisson et aux huîtres, aux tourteaux et aux homards, ils sont incomparables. Vous ne mangez à Paris que le rebut, en comparaison. Je me vautre, comme vous voyez, dans la matière : il n’est pas jusqu’au cidre que [p. 4] je ne trouve excellent. Je baille quelquefois de n’avoir rien à faire de suivi : les petits dessins que je fais par-ci par-là ne suffisent pas à m’occuper l’esprit2 : alors je reprends mon roman ou je vais à la jetée voir entrer et sortir les bateaux.
Voilà la vie que je vais mener encore quelque temps ; je ferai sans doute quelques excursions aux environs, mais mon quartier général sera toujours sur le quai Duquesne. C’est là où vous seriez bien aimable de m’écrire de vos chères nouvelles et d’où j’espère vous réécrire encore avant mon départ. Il faut conjurer les fantômes de cette diable de vie qu’on nous a donnée, je ne sais pourquoi, et qui devient amère si facilement quand on ne présente pas à l’ennui et aux ennuis un front d’acier. [p. 5]Il faut agiter en un mot ce corps et cet esprit qui se rongent l’un l’autre dans la stagnation et dans la torpeur. Il faut passer absolument du travail au repos et réciproquement : ils paraissent alors également agréables et salutaires. Le malheureux accablé de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est sans doute horriblement malheureux mais celui qui est obligé de s’amuser toujours ne trouve pas dans ses distractions un bonheur ni même de la tranquillité. Il sent qu’il combat cet ennui qui le prend aux cheveux : le fantôme se place toujours à côté de la distraction et se montre par-dessus son épaule.
Ne croyez pas, chère amie, que parce que je travaille à mes heures, je sois exempt de ce terrible ennemi. Ma conviction est qu’avec une certaine tournure d’esprit [p. 6], il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas s’ennuyer. Le plaisir que je trouve à m’étendre avec vous sur ce fameux chapitre est une preuve que je saisis avidement, quand j’en ai la force, les occasions de m’occuper l’esprit même pour parler de cet ennemi que je cherche à conjurer. J’ai presque toujours, toute ma vie, trouvé le temps trop long. Je l’attribue en partie au plaisir que je trouve presque toujours dans mes travaux. Les prétendus plaisirs qui leur succèdent ne font pas un assez grand contraste avec la fatigue que donne le travail et qui est beaucoup plus pénible à ce que je crois voir pour la plupart des hommes. Je conçois à merveille la jouissance que trouvent dans le repos tous ces hommes que nous [p. 7] voyons autour de nous, accablés de travaux rebutants ; et je ne parle pas seulement des pauvres gens qui travaillent pour le pain de chaque jour : je parle de ces avocats, de ces gens de bureau, noyés dans les paperasses et occupés sans cesse des affaires des autres. Il est vrai que la plupart de ces gens-là ne sont point étouffés par l’imagination, ils trouvent même dans leur travail machinal une manière comme une autre de remplir leurs heures. Plus ils sont bêtes et moins ils sont malheureux.
Je finis en me consolant avec ce dernier axiome que c’est à force d’avoir de l’esprit que je m’ennuie, non pas à présent au moins et en vous écrivant ; je viens au contraire de passer une demi-heure agréable en m’adressant à vous, chère amie, et [p. 8] vous racontant toutes ces balivernes, qui à leur tour vous feront passer cinq minutes avec quelque plaisir en souvenir de la véritable affection que je vous porte.
Sur ce, je vous embrasse, de peur de recommencer un autre volume. Adieu, chère amie, écrivez-moi.
E.