[p. 1] Ce 20 janvier 1855
Chère amie,
Vous auriez eu une lettre de moi depuis plus de quinze jours, mais j’ai fait comme vous faites malheureusement à présent, j’ai été malade et je commence à me remettre. Qu’avez-vous été faire en Italie au lieu de passer votre hiver à Paris, où l’on se chauffe, et dans votre bonne maison si agréable ? Mareste 1 m’a écrit que vous étiez très souffrante : je lui ai demandé votre adresse pour vous écrire la part que j’y prends du fond du cœur. Voilà que j’ai perdu sa lettre et je vais prendre le parti de lui envoyer celle-ci pour qu’il ait la bonté de vous la faire parvenir.
Si vous le pouvez sans vous fatiguer, chère amie, dites-moi comment vous allez, si vous pouvez [p. 2] être soignée dans le lieu où vous êtes. Vous avez toujours eu beaucoup de prédilection pour les médecins : j’espère que vous en aurez trouvé un qui vous convienne par-delà les monts.
Je m’étais mis pendant toute la belle saison à la meilleure des médecines : j’avais couru en plein air, au bord de la mer, ne travaillant pas trop, retardant le plus possible l’instant de revenir2. Je ne suis effectivement revenu que très tard et à peine remis à la besogne, la grippe ou la fatigue m’ont mis dans un état de malaise et d’abattement qui m’a arriéré pour un mois dans mes travaux3. Suivant mon habitude, j’avais entrepris beaucoup : le travail me tient lieu de presque toutes les distractions, mais [p. 3]il ne faut pas en trop prendre, pas plus que de tout ce qui plaît.
Revenez donc plus tôt, chère amie, à moins des raisons les plus graves : il me semble que vous serez mieux chez vous que partout ailleurs. Quoique je sois assez ennemi de moi-même pour ne pas vous voir souvent, un mot de temps en temps, la vue d’un ami rend le courage et soutient contre les maux et les traverses.
Je vous envoie donc ici tous les vœux que je forme pour vous qui m’avez toujours montré un attachement si vrai et que je n’oublierai jamais, chère amie. Je vous embrasse tendrement ici en espérant de pouvoir le faire réellement et avec bonheur quand vous serez de retour4.
Eug. Delacroix