[p. 1] Champrosay, ce 30 juin
Votre lettre est bien aimable, chère amie, et j’aurais bien dû vous prévenir pour vous demander de vos nouvelles et vous donner des miennes. J’ai été à Paris, mais pour diverses corvées, et n’ai pu, malgré mon désir, aller vous voir. Si vous étiez chez vous mercredi, c’est-à-dire après-demain, j’irais vous demander à dîner si vous le voulez bien. Je serai bien enchanté de trouver Eugène à qui je vous prie de faire à l’avance les plus affectueux compliments. J’ai toujours mené la même vie. J’ai ici très peu de connaissances et les plus agréables sont trop loin pour que j’aille les trouver. Je travaille beaucoup quoique le malaise que j’éprouve toujours au milieu de la journée vienne [p. 2] mettre obstacle à l’achèvement de quelques tableaux que j’ai la tâche d’achever pour un temps prochain et qui offrent beaucoup de difficultés1. J’avais formé pour la fin de l’été le projet d’un grand voyage du côté du Midi 2. L’appréhension de la chaleur me le fera retarder ; je voudrais bien dans tous les cas ne pas l’ajourner si longtemps que par paresse ou par impuissance je renonce à le faire. Je vous conterai tout cela. Je ne m’amuse pas à tous les instants du jour, mais qui est-ce qui s’amuse toujours ? Vous connaissez d’ailleurs mon penchant pour la campagne. Elle me tient lieu de bien des divertissements ; on y respire du moins avec une véritable volupté, ce qu’on ne trouve guère [p. 3] dans les spectacles ou dans les rues de Paris. Depuis toutes ces transformations qui nous font ressembler à toutes les villes de l’Europe, je ne reconnais plus mon Paris et il me déplaît autant que je l’aimais autrefois3.
Je me fais une vraie fête de passer avec vous quelques instants et vous envoie mes tendresses les plus vraies en attendant.
Eug. Delacroix