1809-11-09, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

Le ciel, en nous formant, mélangea notre vie
De désirs, de dégoûts, de raison, de folie,
De moments de plaisirs et de jours de tourments.

... Voilà, comme tu vois, une assez triste épigraphe, malheureusement le sujet y répond. Je viens de passer encore du plus vif bonheur à la plus amère tristesse. Point de voyage à Lemps, dû moins pas sitôt. La veille ou l'avant-veille de mon départ, mon père a fait une chute à la chasse et s'est cassé la main. Tu penses bien que tout a été dérangé par un pareil accident. Il m'a fallu rester ici, faire ses vendanges, ses affaires, et avoir l'air de trouver tout cela naturel, comme ça ne l'était que trop. Adieu donc, et ne nous plaignons pas : Sic voluere dii. Redoublons seulement, pour nous consoler, d'exactitude à nous écrire. C'est, comme je te l'ai dit bien souvent, mon seul, mon plus grand plaisir. Dieu veuille que ce soit le tien ! Il me semble d'après tes dernières lettres et celles de Guichard que tu as fait un voyage blanc à Bienassis ; le seigneur en était parti. Il m'a écrit de Pont-de-Beauvoisin, où il allait, disait-il, passer huit jours et de là nous préparer nos logements dans sa cellule à Grenoble. Quel coup manqué, grand Dieu ! Je ne me possède plus. Console-moi-donc. Dis-moi donc de bonnes raisons. Écris-moi tous les jours, j'en ai besoin. Demande-moi ce que j'ai fait pour me consoler moi-même. Rien, j'ai pris les jours sans les compter, comme ils sont venus, bons, mauvais, tristes, gais. J'ai mené une vraie vie de fainéant, d'insouciant, une vie commune et banale, comme celle de tous les désoeuvrés, de tous les imbéciles du monde : visites, dîners, soupers, promenades et je ne sais quoi. Je n'ai pas voulu rentrer en moi-même.

Je lis cependant un peu depuis quelques jours et pour tromper un peu mon ennui. Je lis ce que nous devrions lire ensemble, l'ami Montaigne, oui, l'ami; je l'aime infiniment plus cette fois que la première. J'en avais trop entendu dire du bien et du mal. Je ne le quitte pas. Il est là sur ma table tout ouvert. Il est sur la cheminée, il est dans ma poche. O le bon homme, le beau caractère, le coeur délicat et fin ! Rien ne lui échappe de tout ce qu'une belle âme et un esprit simple peuvent sentir de beau, de doux, de tendre, de naïf. Je suis bien aise que ce soit là ton avis. Pour moi je ne sais plus le français d'aujourd'hui. Plutarque et lui m'ont jeté dans le gaulois ainsi que Clotilde de Surville. Je viens aussi de lire Werther : il m'a fait la chair de poule, comme tu dis. Je l'aime pas mal non plus. Il m'a redonné de l'âme, du goût pour le travail, le grec, etc. Il m'a aussi un peu attristé et assombri. Mais vive cette tristesse-là! c'est celle que Montaigne aime tant. Je n'ai pas là le passage, je te l'aurais transcrit, mais tu le sais.

A propos de travail, voici mon plan en gros que je l'envoie à retoucher et à retourner et à amplifier à ta fantaisie. Cet hiver, maître de grec si je peux le trouver, autrement anglais et italien; 2° maître de dessin, je m'y remets pour nos voyages afin de pouvoir faire lestement un croquis de 12 paysage en Suisse, en Grèce, en Italie, en Amérique ; 3° littérature et poésie, ni plus ni moins qu'une tragédie : donne-moi un sujet, je veux suer et me fondre; 4° lecture — 8 heures de travail en tout. — Qu'en penses-tu ? Je ne veux presque pas voir de société, quoi qu'on me dise, à Lyon. Ça me perdrait mon temps et je me trouverais sec et vide au bout. Je n'emporte à peu près que quarante louis au mois de janvier. Je ferai infiniment petit, hors le spectacle. Je ne me passe rien. Une fois que j'y serai, si je peux y être une fois, je prolongerai trois, quatre, cinq, six mois, si cela va bien. Autrement, je vais me sauver et me perdre deux ou trois ou quatre mois en Suisse.

Adieu, écris-moi plus longuement que je ne fais cette fois-ci. Ouvre de bons avis selon ton usage. Ne me parle plus de notre projet manqué. Je veux l'oublier, le coeur m'en saigne trop.

ALPHONSE DE LAMARTINE.

La joie est passagère et le rire est trompeur !