Milly, 12 novembre 1808.
Voilà un quart d'heure, mon cher ami, que je fouille dans ma tête et dans mon Horace pour trouver une épigraphe qui ait un peu le sens commun ; je n'en trouve point et je suis réduit à mettre celle que tu viens de lire qui n'a aucun rapport avec ce que je vais te dire, du moins à ce que e crois, jusqu'à présent. Mais contente-toi cette fois-ci ; un autre jour, j'aurai la main plus heureuse.
J'arrive de Montcenis, enchanté de mon voyage et de toutes les belles choses que j'y ai vues. C'est vraiment le plus bel établissement qu'il y ait en France, je le dis, quoique ce ne soit pas à moi à en juger, n'en ayant guère vu d'autres ; mais j'y ai rencontré beaucoup d'étrangers qui étaient de cet avis-là. Cela me vaut un voyage de deux cents lieues. Nous avons fait cette course à cheval par un assez beau temps. Nous y sommes demeurés deux jours entiers et nous aurions pu en passer huit sans nous ennuyer. La chose la plus rare qu'on y trouve est la pompe à feu et la forerie de canons. J'ai rapporté d'assez beaux gobelets et de fort jolies bagues en cristal. La chambre dans laquelle nous avons logé, qui est une chambre à peu près banale, est tapissée des noms des curieux et de pièces de vers. J'y ai laissé mon tribut comme un autre. Nous le retrouverons quand nous y retournerons ensemble et nous l'augmenterons. Prépare d'ici là quelque joli impromptu que tu écriras tout chaud sur la muraille à côté de ton lit.
J'ai fait pendant ce voyage une plus ample connaissance avec le jeune homme dont je l'avais parlé, et c'est vraiment une assez bonne compagnie. J'ai passé huit jours chez lui, nous nous y sommes divertis, et j'y ai surtout beaucoup lu. M'en voilà revenu avec le dessein d'y retourner souvent, car c'est une fort bonne maison qui ne serait point à négliger. Cette dernière sortie m'a ruiné, et j'attends avec impatience le premier janvier qui doit me remettre un peu dans mes affaires. Ah ! que ne puis-je passer l'hiver à la campagne comme loi, j'amasserais des trésors, au lieu que je viens de me faire faire trois habits d'un coup, et je n'en suis pas quitte. Nous avons fait dans ce pays-ci de fort belles vendanges, et, si le vin se vendait bien, on aurait encore quelques ressources. Mais ça ne va pas : le commerce est à bas, la denrée n'a pas de débit, etc., etc., etc., et voilà les jolis discours que tu entendras à Lyon si tu y vas. J'aurais bien désiré t'y trouver ce carnaval, mais je ne suis pas trop sûr d'y aller non plus que toi.
Je me conduis toujours ici en garçon sage, ne faisant guère parler de moi, guère] de ce qu'on appelle étourderie. Il faut que je m'occupe beaucoup pour ne pas m'ennuyer, que je mette bien de l'intérêt âmes occupations, que je puisse rester des journées entières à la maison, dans ma chambre, sans me lasser, sans voir un ami qui me fasse diversion pendant une heure ou deux. Je pense tous les jours que si tu demeurais à deux ou trois lieues d'ici, ça me remonterait; mais tous les souhaits sont en l'air, et je reste toujours seul.
As-tu vu chez toi M. Génisseau, comme tu l'espérais? S'il y est, dis-lui mille choses de ma part. Pour moi, je n'entends pas plus parler de ces messieurs que s'ils étaient tous morts. Je pense cependant souvent à eux. Je voudrais les voir, et j'ai toujours le projet de retourner à Belley visiter notre petite salle, le dortoir où j'ai eu tant de peine à me lever à cinq heures, notre classe de rhétorique, mon banc à l'église, ma place au réfectoire, et cette tribune où j'allais prier Dieu trois ou quatre fois par jour. J'aurais tant de plaisir à m'y remettre à genoux, tout pécheur que je suis.
Adieu, en voilà assez long ; mais je ne me lasseserais pas si je n'avais un peu froid aux mains et un peu peur de l'ennuyer. Je compte aller à la ville dans une quinzaine de jours. Je l'embrasse et suis le meilleur de les amis.
ALPH. DE LAMARTINE