[p. 1] Château de Groussay, mardi
Bonne chérie,
je t’écris d’un endroit charmant et habité par des gens suffisamment heureux pour des gens qui ont vingt domestiques. Ce bonheur-là ne serait pas le mien : cela complique trop l’existence et cette multitude de ressorts me nuit au lieu de me servir, mais quand on en a l’habitude, et surtout quand on est chez soi, il peut y avoir un bon côté. Mme de Mornay 1 est bien l’être le plus excellent, je crois, après un autre toutefois que je ne nomme pas, qu’il y ait au monde, et si on peut être heureux par le cœur et la bonté de l’être avec lequel on lie sa vie, Mornay le sera sans aucun doute. Il est impossible d’être plus dénuée de toute affectation et plus meilleure femme. Du reste, un luxe qui passe toute idée, rares ameublements, tableaux, tentures, dorures, voitures, etc. Je suis, de la part du mari et de la femme, l’objet [p. 2] des plus aimables attentions ; on s’occupe bien trop de moi : je voudrais être un peu plus seul. Il en résulte que je suis un peu fatigué et que je soupire après la tranquillité et après le simple rôti et le simple bœuf à la mode de mon ménage. Si je peux obtenir d’être relâché, je partirai bientôt et je t’arriverai comme une bombe, ainsi gare à mes rivaux.
Écris-moi nonobstant, chère amie, aussitôt la présente reçue, pour me donner de tes nouvelles. N’ambitionne ni jardins charmants, ni fleurs, ni chalets. Il y a ici de tout cela comme on en voit rarement ailleurs et la grande question est de savoir si cela suffit à bannir le dieu ennui, cet ennemi cruel avec lequel il n’y a pas de bonheur possible. Je me déclare décidément bourgeois, épicier, pis [p. 3] encore s’il est possible, mais la simplicité dans les rouages de l’existence est préférable à la pompe avec vingt domestiques.
J’aurai bien du plaisir à me retrouver avec toi et à causer un peu de tout cela. J’ai fait l’étourderie d’oublier d’emporter avec moi la clef de mon appartement, de sorte que je vais me trouver obligé d’écrire à Champrosay et d’être dans un embarras ridicule en arrivant. Mais cela s’arrangera et je t’embrasserai avec bonheur.
Adieu, tendre amie, reçois mes bien vives tendresses.