[p. 2] 22 juin.
Tu as été bien bon, cher ami, de t’occuper, avec autant d’activité, des petits envois que je t’avais demandés : j’ai reçu le tout en très bon état et de plus ta bonne dernière lettre1. Pourquoi faut-il qu’on soit aussi paresseux ? En t’écrivant plus souvent, j’aurais aussi plus souvent des réponses à recevoir, mais l’encre et les plumes me deviennent décidément de plus en plus antipathiques. Je n’ai pas d’événements plus que toi à enregistrer. Je mène une vie de couvent et des plus semblables à elle-même : aucun événement n’en varie le cours2. Nous attendions Balzac qui n’est pas venu, et je n’en suis pas fâché. C’est un bavard qui eût rompu cet accord de nonchalance dans lequel je me berce avec grand plaisir. Un peu de peinture à travers cela, le billard et la promenade, voilà plus qu’il n’en faut pour remplir les journées. [p. 3] Il n’y a pas même la distraction des voisins et amis des environs. Dans ce pays chacun reste chez soi et s’occupe de ses bœufs et de ses terres. On y deviendrait fossile en très peu de temps. J’ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin, que j’aime beaucoup et qui est un homme d’une distinction rare. C’est le plus vrai artiste que j’aie rencontré. Il est de ceux, en petit nombre, qu’on peut admirer et estimer. Mme Sand souffre fréquemment de violents maux de tête et d’yeux qu’elle prend sur elle de surmonter le plus possible et avec beaucoup de force, pour ne pas nous fatiguer de ce qu’elle souffre. Le plus grand événement de mon séjour a été un bal de paysans sur la pelouse du château avec le cornemuseux en réputation de l’endroit. Les gens de ce pays-ci offrent un type remarquable de douceur et de bonhomie ; la laideur y est rare, sans que la beauté y saute aux yeux fréquemment. Mais il n’y a pas cette [p. 4] espèce de fièvre qui se dénote dans les habitants des environs de Paris. Les femmes ont toutes l’air de ces figures douces qu’on ne voit que dans les tableaux des vieux maîtres. Ce sont toutes des sainte Anne.
Je te rapporterai des croquis du tableau que je fais3 ; je ne sais comment il se terminera. J’ai eu toute sorte de peine pour monter la toile et en tirer parti. Tu connais mon naturel peu colleur ; heureusement que le fils de la maison l’est plus que moi et m’a aidé quelque peu. Je n’ai pas besoin de te dire que je ne changerai rien à mes projets de retour. Je t’embrasserai dans les premiers jours de juillet comme je l’avais espéré : trop de dures lois m’y contraignent, et peut-être aussi le plaisir de me retrouver avec ma famille de héros qui me demandent des bras, des jambes, des têtes, etc.4 Sans compter M. le grand référendaire 5.
Adieu, cher bon, tiens-toi en santé ainsi que les tiens. À bientôt, la vie est bonne partout avec un esprit résigné et la mort peut ne pas être mauvaise par le même procédé. Je te rembrasse et t’aime.