[p. 1] Ce 12 juillet 1859 1
Madame,
J’étais momentanément absent de Paris quand votre lettre y est parvenue2. Vous ne doutez pas, j’espère, de l’empressement avec lequel j’y eusse répondu aussitôt. Je vous réponds plein de joie de pouvoir vous être utile en quelque chose et plein de tristesse d’être forcé de refuser l’aimable invitation que vous voulez bien me faire d’aller vous trouver. Commençons par les choses désagréables. Je viens de passer deux jours seulement dans une pauvre cabane que j’ai achetée dernièrement 3, comptant y passer des beaux jours, et je ne pourrai probablement y retourner de cette année. Je suis obligé de compter les minutes. [p. 2] Je suis collé à un maudit travail interrompu pendant des années, il faut absolument le finir et je n’y peux travailler que pendant la belle saison4. Je dirige mon régiment de peintres et de décorateurs qui me font cent sottises pendant la moindre absence. Pardonnez-moi donc pour la première difficulté que je vous apporte, mais ce sera la seule. Je vais rassembler des matériaux de nature à vous satisfaire pour tout ce que vous désirez5. Je ne puis assez m’applaudir du bonheur que j’aurai à vous entendre chanter Orphée. Jugez que je passe ma vie dans une église où la musique est bien organisée : celle qu’on fait là, non pas celle de l’organiste, mais tout simplement celle des offices, m’a furieusement blasé sur toutes les musiques à l’ordre du jour. Gluck, au contraire, [p. 3] me rendra au théâtre ce sentiment profond auquel il faut en revenir. Et quel interprète !
Si par hasard vous faisiez une apparition à Paris, faites-le-moi savoir. J’accourrais aussitôt pour me concerter avec vous. Il y a une partie essentielle de la mise en scène à laquelle vous n’avez peut-être pas pensé. C’est le costume et le caractère des diables. On a renoncé au type de l’ancien opéra et on a eu tort. On a voulu raffiner et l’on n’a abouti qu’à des types ridicules. Ils jouent un grand rôle dans Orphée ; j’ai encore dans la mémoire l’effet de tout cela quand j’étais enfant6.
Encore une fois, Madame, je suis à vos ordres et espère vous satisfaire. Seulement, il faut que vous me pardonniez de manquer, bien malgré moi, l’occasion de vous rencontrer à la campagne. Je ne puis me consoler de l’excellente musique que j’aurais [p. 4] entendue et de perdre tant de moments agréables que j’eusse trouvés près de vous et de M. Viardot.
Veuillez, Madame, lui exprimer tout mon regret et croire en particulier à mon bien sincère et respectueux dévouement, comme à l’admiration la plus vive de votre beau talent.
Eug. Delacroix