1842-07-07, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Pierret
Rue Tronchet, n° 13, près la Madeleine, Paris
La Châtre, 8 juillet 1842

[p. 2] Cher ami,

je suis ici1 depuis quelques jours et ai fait le voyage très heureusement, sauf les inconvénients qui accompagnent tous les voyages et surtout une chaleur de chien et une poussière idem. À peine installé, j’éprouve que mes projets de ne rien faire ne peuvent pas tenir et que je m’ennuierais horriblement si je n’entreprenais quelque chose. Je vais m’amuser avec le fils de la maison à entreprendre un petit tableau pour l’église du lieu2. De plus, je me sens en train de faire les bois de Charton 3. Tu vois d’ici que j’ai recours à toi pour l’exécution de tout cela : je te l’expliquerai tout de suite. La fin de ma lettre sera consacrée à la partie romantique du voyage. D’abord il s’agirait de mettre dans une boîte quelconque les deux bois qui restent à la maison, plus les trois dessins qui restent à faire, plus une feuille de papier végétal ou deux que tu plieras en 4 et qui sont nécessaires pour calquer. Il y en a chez moi dans un des [p. 3] grands cartons qui sont sous le Sardanapale . Les 3 dessins doivent courir sur la grande table couverte d’un tapis vert. S’ils n’y étaient point, ils se trouveront sans doute dans une masse de dessins et gravures que j’avais emportée chez ma tante et au milieu desquels sont les dessins pour Hamlet et Berlichingen 4. Ce paquet de dessins doit être en bloc dans l’armoire de l’atelier.

Pour les couleurs dont j’ai besoin pour le tableau, tu les désigneras à Jenny et les prendras dans ce qui reste de couleurs à l’atelier. S’il en manquait, elle irait les prendre chez Haro. J’en insère la liste : 8 blanc de plomb, 6 jaune Naples, 4 ocre jaune, 2 rouge Venise, 1 rouge Van Dyck, 2 terre verte, 6 laque garance, 2 terre Cassel, 4 noir pêche, 1 noir d’ivoire, 2 bleu de Prusse, 6 laque robert n° 8. Jenny trouvera peut-être dans le grenier quelque boîte qui puisse contenir [p. 4] tout ceci. Je désirerais même que la boîte fut notablement plus grande qu’il ne faut, quitte à la remplir de foin ou de papier, parce que j’avais si peu de place pour mettre mes affaires en venant que je me trouverais à l’aise, ayant un nouveau réceptacle pour mon retour. Jenny irait mettre tout cela à la diligence de Notre-Dame-des-Victoires sans perdre de temps, en payerait le port à l’adresse suivante écrite dessus : M. Delacroix, à Nohant, près La Châtre, par Châteauroux, Indre. C’est donc à la diligence de Châteauroux qu’il faudrait que cela fût mis. –

J’agrée que voilà jusqu’ici une lettre qui ressemble à celle d’un procureur, et point du tout à celle d’un ami. Je m’arrête donc et je reprends le fil du commencement. Le lieu est très agréable et les hôtes on ne peut plus aimables pour me plaire. Quand on n’est pas réunis pour dîner, déjeuner, jouer au billard ou se promener, on est dans sa chambre à [p. 5] lire ou à se goberger sur son canapé. Par instants, il vous arrive par la fenêtre entr’ouverte sur le jardin des bouffées de la musique de Chopin, qui travaille de son côté ; cela se mêle au chant des rossignols et à l’odeur des rosiers. Tu vois que jusqu’ici je ne suis pas très à plaindre, et cependant il faut que le travail vienne donner le grain de sel à tout cela. Cette vie est trop facile. Il faut que je l’achète par un peu de cassement de tête et, comme le chasseur qui mange avec plus d’appétit quand il s’est écorché aux buissons, il faut s’évertuer un peu après les idées pour sentir le charme de ne rien faire. Malgré toutes les occupations que je vais me faire, je ne prendrai pas racine au-delà du temps que je me suis fixé à peu près : je pense même, plus que jamais, que sans l’injonction de la médecine je n’aurais pas laissé passer tout le beau soleil loin de l’ Elysée d’Homère qui me tend les bras au Luxembourg 5. Le travail qui [p. 6] m’attend s’augmente encore en perspective et je fais des vœux bien ardents pour reprendre toutes les forces qui me sont nécessaires.

Parle-moi de toi et des tiens. Je te plains de ne pas voyager de temps en temps ; c’est aussi nécessaire à la santé de l’âme qu’à celle du corps : on sort de son ornière habituelle, et cela allonge la vie en la variant. Arrange-toi donc pour venir passer la fin de juillet chez Soulier. Rien ne s’y oppose, puisque ce sera congé au ministère. Il y a la question d’argent, m’as-tu dit. Qu’il est dur que tu ne puisses surmonter cette cruelle nécessité : un peu moins de la philosophie que tu as, et un peu plus de celle qu’il faut avoir, celle qui consiste à ne pas se laisser prendre au dépourvu par la fatalité, et tu ne serais pas obligé d’y regarder, ni à bien d’autres choses.

Adieu, cher. Je t’embrasse tout en te sermonnant. Je te demande pardon d’avance de tout ce que je te demande, et par-dessus le marché une longue lettre. Vole le gouvernement pour m’écrire plus longuement. Tu me feras un plaisir énorme.

À tout à toi [sic]

À Nohant, près La Châtre, Indre