Dijon, 26 juillet 1810.
Tantôt à Dijon, tantôt à la campagne, mon cher ami, je ne fais rien ou à peu près rien, et, pour m'autoriser dans ma paresse, je lis l'ami Montaigne que j'apprends tous les jours à mieux connaître et par conséquent à aimer davantage. Nous ne nous quittons pas. Veux-tu que je te dise ce qui m'y attache plus encore? C'est que je trouve une certaine analogie entre son caractère et le tien : même paresse, même insouciance, même abandon, même jugement sur beaucoup de choses, même goût pour l'amitié, il n'y a pas de chapitre dans son livre que j'aime autant que celui où il nous parle avec tant de chaleur et de vivacité de cet heureux Etienne de la Boëtie. Je dis heureux, parce que celui-là au moins a un véritable ami, un ami même après sa mort, un ami qui ne néglige rien pour le faire ressortir. Comment trouves-tu ce mot-là? « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. » — Je préfère une phrase comme celle-là à-tout le long traité de Cicéron et de Sénèque.
A propos d'amitié, j'ai trouvé ici un de nos bons amis, c'est B... le cadet, il fait un cours de-droit à Dijon. Il est toujours le même : bon, complaisant, attaché à ses anciens amis, et digne qu'on se souvienne de lui, plus que beaucoup d'autres. Tu ne saurais croire le plaisir que j'ai eu à le voir. Le soir du jour où j'arrivai, je m'informai de son logement et j'y laissai mon nom et mon adresse. Le surlendemain matin à six heures, il vint chez mon oncle qui me l'amena dans ma chambre où je dormais encore. Nous nous embrassâmes de bon courage. Je passai presque ma journée avec lui. Je voulus voir son logement modeste de légiste; il fit beaucoup de difficultés, disant qu'il était trop taudis, et qu'il en était humilié. Ne le reconnais-tu pas bien là? N'est-ce pas lui que nous appelions le bon garçon par excellence? Il l'est encore. Je le menai prendre des glaces après la comédie, et là il m'avoua, avec l'air que tu lui connais, qu'il avait perdu au jeu ce que son père lui avait envoyé pour finir son année. Je lui ai offert un petit secours de six louis en me gênant un peu, et il l'a accepté de bonne grâce. Il doit me rendre cela à son retour. Je veux tâcher de l'emmener à trois lieues de Dijon, chez mon oncle où je suis plus chez moi que chez mon père même. J'aurai un plaisir infini à me rappeler avec lui nos belles années. Je lui ai dit que tu te souvenais toujours de lui, et il m'a chargé de t'accabler de compliments, de te dire que le jour le plus heureux pour lui sera celui où il te reverra, où nous serons trois ou quatre, assemblés comme à Bienassis. Ma foi ! mon ami, je suis de cet avis-là aussi. Il faut nous voir, il faut prendre des mesures, il en est temps. Nous reconnaîtrons-nous? Mais dis-moi donc ce que c'est que ce voyage que tu dois faire en Gascogne? combien tu dois y être de temps, et perchè? Pour moi je suis in dubio dans ce moment-ci. Je n'ose tâter le terrain de peur de le trouver trop mauvais; si cela arrive, je suis prêt à faire des extravagances. Où irai-je cet hiver ? Il y a longtemps que je n'entends parler de Guichard. J'espérais que nous nous serions donné un rendez-vous cet automne. Peu s'en faut, mon ami, que je n'aille te dire un petit bonjour à Paris: on y va lestement de l'endroit où je suis, en deux ou trois jours. Mais c'est un rêve, cela ne peut s'exécuter pour le moment, il faut attendre encore, et puis toujours attendre.
Dessines-tu? apprends-tu quelque langue? suis-tu quelque cours? vas-tu plus souvent aux Français et à l'Opéra? as-tu rencontré une ombre d'ami? Donne-moi donc encore des détails sur ta vie. Tu sais toute la mienne usque ad nauseam. J'ai ici une petite bibliothèque assez gentille où je passe mon temps et de fort jolis jardins où je vais m'étendre et vituler. Outre cela, j'ai dans l'enclos une espèce de lac où tous les soirs je me baigne et m'exerce à nager. Les journées passeraient encore assez vite si ce n'étaient les diables de soucis sur l'avenir, cette tête que tu connais au moins aussi bien que moi ; mais pourquoi toujours répéter la même chose? Je me tais et j'attends une de tes rares épîtres : adresse-la cette fois-ci à mon adresse ordinaire à Mâcon. Probablement j'y serai alors seul et maître de maison. C'est dans ce temps-là que tu devrais venir.
Adieu. Guichard t'écrit-il ou s'est-il enfin rebuté ? car tu parais t'endormir dans la prospérité, je suis forcé de le répéter. Voilà une seconde lettre sans réponse. Rien ne me rebute et c'est peut-être tant pis pour toi. Eh bien ! soit. Mais je suis comme Montaigne, et je t'aime tous les jours davantage parce que c'est toi, parce que c'est moi.
ALPH. DE LAMARTINE.