1811-05-21, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

And whence, unhappy youth,
The sorrows of your breast ?

Tu prieras madame de la Trémouille de te traduire ces deux vers et la strophe suivante de la ballade quelle connaît sans doute, et tu y verras toute l'histoire de mes chagrins : c'est une petite pièce charmante qui se trouve dans ce Ministre de Wakefield, et que tu as peut-être lue toi-même en français. Voilà ce qui rend ma vie si triste que je ne vis plus, pas même d'espérance. Tout m'est devenu insipide et indifférent, hors l'amitié des gens qui veulent bien encore se souvenir de moi; car j'ai pris mon parti et je n'attends plus aucune espèce de bonheur en ce monde.

Tu reviendras bien, mon ami, de tes belles opinions sur la force toute-puissante de la volonté de l'homme, sur le mépris de la douleur et autres semblables. Le coeur et l'esprit de l'homme ne peuvent rien que souffrir avec plus ou moins de patience des maux qu'ils ne peuvent détruire. J'aime mieux la morale d'Épictète que je lis de temps en temps. « Souffrons, nous dit—il, de notre mieux, tout est dans la volonté des dieux. Le bien et le mal sont ordonnés par eux pour notre profit ; nous sommes dans leurs mains, et ils veillent sur nous dans toutes les plus petites circonstances de notre vie et nous gardent un plus heureux avenir ailleurs que sur cette terre ! ! » L'Évangile parlet-il mieux? et y a-t-il rien d'aussi probable et d'aussi consolant?

Pour Montaigne, je ne l'aime plus dès que je ne le lis plus.. Ses idées m'amusent, mais ses opinions en général me fatiguent et me blessent. C'était un homme heureux et glorieux, tout fier d'être citoyen de Bordeaux, n'ayant jamais senti le malheur, et par conséquent ne pouvant nous donner de bons avis en pareille matière. Tout ce que j'admire en lui, c'est son amitié pour la Boétie. Il faut être froid pour se plaire à Montaigne. Je l'ai aimé tant que je n'ai rien eu dans le coeur; peut-être, quand la vieillesse ou les chagrins l'auront desséché, l'aimerai-je davantage. T'imaginerais-tu cependant qu'avec de pareilles idées je ne peux lire ni Chateaubriand ni rien de ce qui touche trop vivement l'âme, que je ne peux pas même traduire les touchantes tragédies d'Otway, le Racine anglais, sans mouiller le papier de mes larmes et laisser là ma plume : il me faut des livres graves et secs. Je serais dans une excellente position pour apprendre une langue difficile ou faire des recherches et des compilations arides, mais malheureusement mes maux de nerfs ne me laissent pas la force de travailler une demi-heure de suite, et le remède me rend la maladie.

Adieu, mon ami, pardon de mes éternelles jérémiades. Aie un peu plus pitié de ton ami et écris-lui un peu plus souvent de ces bonnes grandes lettres nourries de sagesse et de bons conseils et surtout de détails sur tes affaires, tes gestes et dits. Adieu, je t'embrasse et ne cesse de te prier d'être fidèle à ton premier, à ton dernier ami.