Milly, 20 août 1812.
Enfin je sais où le prendre et où l'adresser de mes nouvelles, mon cher ami. Mais comment voulais-tu que je t'écrivisse, étourdi que tu es, depuis deux mois que tu m'as annoncé ton départ de Rome sans me donner d'adresse ; comment même aurais-je pu l'écrire, à M, de Virieu à Évian ? Franchement, d'ailleurs, je crois que j'aurais su ton adresse, que je ne t'aurais pas plus écrit : j'étais mort moralement et je le suis encore. Accablé d'ennui, de maux de toute espèce et sans force pour rien souffrir, sans espérance pour l'avenir, je n'avais que des idées sinistres à te faire partager.
J'ai été passer trois semaines à Paris pour me secouer un peu. Je m'y suis ennuyé tout comme ici, tout comme à Dijon d'où j'arrive. Oh! que la vie me paraît longue ! Je suis à présent tout seul à Milly; mes parents sont aux environs de Dijon, chez mon oncle. Je suis maître de maison, maire de village, et à la queue de la charrue. Tout cela ne me rend pas plus sédentaire : je suis toujours par voie et par chemin. Que faire? où me jeter, où fuir pour éviter ce cruel ennui qui me ronge ? Je ne vois d'autre asile qu'auprès de toi.
Il y a trois jours qu'un plan de poëme épique me passa par la tête : il serait beau au moins comme la Jérusalem ; mais j'ai voulu en faire quelques vers, et ces vers m'ennuient comme la prose; et puis je ne me sens pas assez seul. Écoute, il n'y a qu'un moyen de faire quelque chose de bon et de nous tirer de notre perte entière : retirons-nous ensemble pour cinq ou six mois dans une petite cabane auprès de Chambéry, chez Vignet, s'il le veut. Nous y vivrons à frais communs et à peu de frais ; nous n'y vorrons personne, nous travaillerons toute la journée : et j'espère que celle retraite me fera grand bien et retrempera un peu notre âme, notre esprit et notre coeur, qui en ont un égal besoin. Il n'y a pas d'autre moyen de salut, sans cela je suis perdu à jamais.
Adieu, écris-moi vite et réponds à ma proposition ; mais je veux que nous ne soyons que deux ou trois au plus, et Vignet peut seul faire le troisième.