1810-03-11, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

Nodo piu forte Fabricalo da noi, non dalla sorte.
PÉTRARQUE.

Comprends cela, si tu peux, mon cher ami, ou mets-toi en devoir de le comprendre.. C'est bien tout ce que je peux faire moi-même, mais je le sens, et c'est encore mieux. Je suis depuis deux jours occupé, au coin de mon feu, à lire la Nouvelle Héloïse, et voilà ce qui m'attendrit et me fournil une épigraphe sentimentale ou sentimental, je ne sais lequel on doit dire. Grands dieux ! quel livre! comme c'est écrit ! Je suis étonné que le feu n'y prenne pas (c'est Pétrarque qui me fournit cette pointe). Je confesse que cela ne vaudrait rien pour une jeune fille, il le dit lui-même, mais pour un jeune homme qui en est où nous en sommes, c'est le meilleur livre que nous puissions lire, c'est celui qui est le plus capable d'inspirer des sentiments nobles et vrais. Tâche de le découvrir au Grand-Lemps et lis-le; tu ne t'ennuieras certainement pas, quoi qu'on en dise. La critique fait pitié quand on lit une ou deux pages de feu. Je voulais me réserver la volupté que j'éprouve en le lisant pour le temps où j'aurais été à la campagne, mais je n'ai pu modérer mon impatience, et je suis au cinquième volume sans m'être arrêté un instant que pour te faire part de mes jouissances. Je voudrais être, pendant que je le lis, amoureux comme Saint-Preux, mais surtout je voudrais écrire comme Rousseau.

Je chéris le héros, mais j'adore l'auteur!

J'ai fait, en me réveillant ce matin, un fragment d'une épître pour toi, sur la lecture, à l'occasion du livre susdit. Écoute :

Je me rappelle encore ces jours délicieux Où, d'un ordre prudent infracteur curieux, Trompant l'oeil inquiet d'une craintive mère, Je rompais, pour le lire, une loi trop sévère. La nuit favorisait mes coupables desseins, Et peut-être l'Amour riait de mes larcins. A la pâle lueur d'une lampe tremblante, Je poursuivais longtemps ta lecture touchante. En vain je refermais le volume attrayant, Par un charme nouveau je l'ouvrais à l'instant. Souvent, à son lever, la diligente aurore Sur mon livre attaché me surprenait encore ; Plus souvent, à regret, vaincu par le repos, Un sommeil importun me versait ses pavots : Je ne le lisais plus, mais ma bouche oppressée Balbutiait toujours ta dernière pensée.

Voilà du touchant et du sublime de sentiment, en cas de besoin !

Je tourmente pour ne pas rester ici à ne rien faire l'année prochaine. Il y a grande apparence que je passerai deux ou trois ans à Dijon. Ne pouvant décider pour Paris, je me rabats là-dessus : ce sera encore assez bon et assez joli ; et puis, une fois que je serai dehors de l'ornière, que j'aurai ma petite pension annuelle, j'irai la manger où je voudrai, et je commencerai par Paris.

Me voilà, à propos de pension, furieusement loin d'avoir un équipage, ni même une pauvre et unique basse : tout ce que j'aurai d'assuré par an (soit dit entre nous) ne passera pas dix-huit cents francs. Il est bien vrai qu'avec une bonne conduite j'aurai l'espoir de le voir un peu s'augmenter dans la suite par mes oncles, etc. ; mais voilà à peu près sur quoi je dois compter. Làdessus je calcule : sept cents francs pour ma nourriture et ma chambre à Dijon ; je me fournirai de bois et je serai passablement nourri, à ce qu'on dit, dans une pension, pour ce prix-là; le reste sera pour mes habits et plaisirs. Mais je forme encore le beau projet d'économiser 4 ou 300 francs par an pour voyager un peu dans quatre ou cinq ans. Mon linge n'est point à ma charge, et, ayant en partant un fonds de garderobe passable, je peux m'entretenir pour cent écus, quelquefois même un peu moins. Vois ce qui me reste pour mes besoins imprévus et pour mon économie. Dis-moi ton avis. Ne ferais-je pas sagement, pendant que je serai-là près de mon oncle et de mes parents, ayant bien modestement de quoi aller, de songer un peu à nos courses à venir ? Tu les feras plus grandement que moi, mais je vois des jeunes gens, amateurs d'instruction et de voyages, qui vont à peu près comme je veux aller. Et puis, quand on n'a plus rien, on revient chez soi où on ne paie pas de pension, surtout quand on a tant d'endroits où aller passer quelques mois.

C'est un cours de droit d'amateur que je vais: faire, ainsi que toi. On ne veut pas absolument que je me mette dans la boutique. Instruisonsnous donc et soyons philosophes, curieux, actifs, voyageurs, belles-lettrés etc., etc. ! Il y a encore des jeunes gens de notre âge bien plus malheureux que nous trois, car Guichard n'aura pas d'autre jeunesse que la nôtre. Si par malheur mon cours de droit à Dijon venait à rater pour l'année prochaine, j'aurais toujours à peu près la même somme, et j'aurais ici la facilité d'en économiser bien plus pour l'année suivante. Cependant j'irai manger vingt-cinq louis cet hiver à Lyon. Ça ne me suffirait-il pas pour trois ou. quatre mois, étant logé? Une autre année, je les déciderais très-vraisemblablement pour Paris. Que pensestu de tout cela? Mais, dans tes avis, songe que je suis aux ordres de tout le monde, et apprendsmoi seulement la manière de tirer parti de mes faibles ressources en tout genre. Fais-moi aussi le détail de tes affaires et de tes espérances pour là jeunesse seulement. Je me contenterai de ce que je le dis là pour mon compte.

Adieu. En voilà bien assez long. Je t'embrasse et suis pour la vie le meilleur de tes amis,

ALPH. DE LAMARTINE.

P.-S. Je vais passer ma soirée à la Comédie. On donne la Reine de Golconde.