1810-03-01, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Près des bords que la Saône arrose,
Bord attristé, rivage noir,
Où ne croît ni gazon ni rose,
Où jamais nymphe ne repose
Pour goûter la fraîcheur du soir,
Ami, j'ai choisi ma retraite,
Cellule inconnue et secrète
Où jamais un oncle boudeur,
Où jamais un mentor grondeur,
Ne viennent troubler le poëte.
Je vois, de mon boudoir charmant,.
Sous mes pieds couler la rivière.
N'est-il pas doux, dans sa misère,
De pouvoir dire à chaque instant :
Ah ! pour rentrer dans le néant,
Je n'ai qu'un petit saut à faire!
Vieille nourrice de mon coeur,
Imagination chérie,
Source de paix ou de douleur,
De joie ou de mélancolie,
Viens à mon aide, je te prie,
Et remplace par une erreur
Le bonheur qui manque à ma vie!

Mais voilà assez de vers. J'ai parbleu bien autre chose à faire qu'à rimailler : je suis entouré d'une douzaine de poëtes anglais qu'il s'agit de traduire tant bien que mal, et puis je ne suis pas content, je n'ai pas reçu deux lettres de vous de tout cet hiver. Cela m'a mis de mauvaise humeur. Je douterais volontiers de l'amitié même, si je ne sentais pas si vivement la mienne. Écris-moi donc, à présent que tu as mon adresse, c'est-à-dire que tu vas l'avoir.

Je suis ici depuis deux mois et demi; je filerai probablement dans un mois, quand je pourrai me passer d'un maître d'anglais. J'irai courir les champs de la Bourgogne et du Bourbonnais. Jusqu'à l'hiver prochain, j'aurai toujours ou Milton, ou Dryden, ou Gray, ou Thompson. dans ma poche. Cela me console de bien des choses. Pour mon voyage pédestre en Suisse, il y faut absolument renoncer, je suis dans une disette d'argent incroyable : mea culpa, mea maxima culpa! Je suis puni par où j'ai péché. Si j'avais été sage... mais il n'est plus temps : j'en suis maintenant aux expédients. C'est bien fait, je l'ai mérité !

Comment va l'étude, et le plaisir, et le coeur ? Mon cher ami, écris-moi un peu avec détail. Viens, au nom de l'amitié, passer deux jours, un jour ici, au commencement du carême. J'ai besoin de le voir. Mais que fait donc ce chien de Virieu? voilà une vilaine conduite... je n'y conçois rien, rien du tout. Mon adresse, la voici : à M. Alphonse de Lamartine, chez M. Roland, n°24, rue de l'Arsenal, à Lyon.

Je loge au quatrième, j'ai une vue unique et un bon feu.

Adieu, je t'attends, j'ai un lit à ton service.

ALPH. DE LAM.