Lyon, 13 mars 1810.
J'en suis fou, sans plaisanterie, de celle beauté-là. C'est une étrangère qui parle fort bien anglais, à qui apparemment j'ai eu le bonheur de plaire. Et puis, comme je viens d'être obligé de m'absenter de Lyon cinq ou six jours, je n'ai plus pu la retrouver. C'est bien dommage : c'est tout ce qui me convenait dans ce moment-ci. Une jeune veuve, riche et jolie et aimable. Oh ! qui me la rendra? Le hasard.
Vraiment, je ne sais ce que pense Virieu. Je ne peux le croire léger à ce point-là. Il n'y a pas huit jours que je lui ai encore écrit. Je ne perds pas courage. J'aimerais mieux, sans comparaison, perdre mes deux yeux que les deux seuls et éternels amis que je veuille jamais avoir. Mais qu'y a-t-il donc là-dessous? J'ai vu ici Ghilini qui m'a dit l'avoir vu à Paris. Il me semble qu'hier je l'ai aperçu au spectacle. Je m'en vais à son hôtel lui remettre une épître pour ce volage. Je m'ennuie d'être ici sans femme à moi. J'ai bien de fort jolies connaissances parmi les femmes entretenues, d'un certain genre, mais je. n'en ai trouvé que deux de vraiment aimables, et qui du reste ne me tentent pas du tout : c'est bon pour la conversation. Elles m'amusent au spectacle, où je suis toujours abonné. Nous avons ici quelques acteurs de Paris.
Je ne perds pas l'espoir d'aller te voir au mois, d'avril. Il n'y a que la permission et surtout l'argent qui me retiennent. J'ai été obligé de faire un voyage à Dijon pour une affaire trèspressée, ces jours-ci. J'en suis revenu hier. J'ai déjà, comme un parfait imbécile, mangé ici deux fois trente louis, au lieu d'économiser un peu. Je ne sais comment je fais. Je suis un peu comme le Juif errant, qui n'a jamais que six sous, mais qui les a toujours. De ce côté-là, je devrais être content, et je le suis, quand je raisonne. Car enfin, j'ai à peu près quatre-vingts louis en tout comptant, et, si je veux, je passe toute mon année chez mes parents. Mais je dépense sans rime ni raison, pour des sottises, et je suis obligé d'être ensuite un vilain avare malgré moi. Que Dieu me bénisse!
Es-tu toujours aussi heureux parce que tu sais que ton sort est digne d'envie? Quand aurai-je le bonheur ou plutôt la sagesse, l'adresse, la prudence d'en trouver un semblable? Hélas! tout me dit que non, que je suis né pour végéter quelque temps, loin de tout ce que j'aime, et que je finirai par la mélancolie, qui est déjà ma meilleure, ma seule maîtresse, et peut-être bientôt par un dégoût de tout qui me mènera je ne sais. où. Adieu, tu es maintenant le seul qui me fasse souffrir de vivre, le seul qui m'aime, je l'espère. Je ne pourrai pas dire comme ce malheureux et jeune poëte :
ALPHONSE LAMARTINE.