1808-11-28, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Il n'en est plus, mon ami, de Julie,
Il n'en est plus, hélas ! que dans ton coeur.
Ainsi que moi, renonce à ton erreur;
A la poursuivre on passerait sa vie. !

Non, mon cher ami, ne te fais pas de beaux fantômes; ils seront trop vite détruits. Te voilà dans le monde, tu y fais le premier pas; juge-le toujours comme tu l'as jugé dans la première soirée. Je suis bien aise que tu le connaisses pour te désabuser un peu du plaisir que tu espérais y trouver et de l'espoir d'y rencontrer de vrais amis. Franchement, j'imagine que ton amitié pour moi va redoubler ainsi que pour Virieu en voyant le vide, la vanité et la fumée de tout ce qui s'appelle amitié. Quant à l'amour, va doucement. Je ne suis point surpris que de belles actrices aient séduit au premier moment tes yeux et peut-être un peu plus ; mais lis le Roman comique et désabuse-toi bien vite. Ne t'avais-je pas dit que tu oublierais bientôt ta première conquête? (Dieu veuille que tu n'en aies pas déjà fait de plus dangereuse et de plus séduisante!) Je crois qu'elle t'oubliera elle-même dans peu, malgré la bonne opinion que j'ai de toi ; ce n'était qu'un jeu. Reste encore un an sans L'enflammer, et j'espère bien de toi; tu n'aimeras jamais avec folie, mais malheur si tu viens à rencontrer une ombre de beauté et de perfection, car je crois sincèrement qu'on n'en trouve plus que des ombres, et que tout le reste est dans l'imagination des poëtes. Et dans le coeur des jeunes gens il n'y a plus d'amour véritable : ce n'est plus qu'un tissu de coquetteries et de ruses de part et d'autre. C'est ce qui me désole et ce qui le désolera comme moi. Aussi je veux faire par belle vengeance une pièce là-dessus. En attendant, tu vois que je le crache tous les vers qui me viennent dans la tête en l'écrivant; en voici qui m'arrivent :

Ce jeune Amour est un bien vieux enfant.
Malgré la Grèce, en fictions féconde,
Je le crois né, le premier jour du monde,
Des grâces d'Eve et des désirs d'Adam.
Or. mes amis, écoutez, je vous prie,
En peu de mots l'histoire de sa vie.

La verve me manque, et je dirai en prose qu'il était doux, innocent, ingénu, simple, tendre, constant, sincère

Comme un enfant, car il l'était alors;

puis qu'il se gâta, que la simplicité de sa première jeunesse

Dura bien peu, tant il est vrai de dire
Qu'en grandissant, souvent l'on devient pire ;

qu'enfin il devint entièrement corrompu, trompeur, volage, inconstant, courant sans cesse

De fleur en fleur et de belles en belles.
Pour son excuse, on lui prêta des ailes.

Que faudra-t-il dire ensuite? qu'il fit pénitence et reprit quelque temps ses premières vertus au temps de la chevalerie :

Dans ce beau temps si regretté des belles,
Plus que jamais ce dieu fut en honneur :
Gais troubadours faisaient des vers pour elles,
Beaux chevaliers s'ornaient de leur couleur;
Dans maints tournois mille beautés fidèles
Du prix d'amour couronnaient le vainqueur.

Aujourd'hui, il est passé de mode, ou plutôt il suit toutes les modes : tantôt il est fougueux et terrible comme dans les romans anglais, langoureux comme dans les sonnets italiens, et léger comme dans nos cercles et dans nos poésies érotiques; il n'y en a plus qu'une certaine ombre; quant à la réalité

Où la trouver ? Ma foi je n'en sais rien.

Mais voilà assez de rimaillerie, parlons comme tout le monde. Comment l'accoutumeras-tu à Grenoble ? Travailleras-tu un peu sérieusement? Pour moi, quoique je n'aie nullement le droit de te donner des conseils, cependant je t'engage de toute ma force à aller rarement au spectacle, à ne pas te ivrer entièrement au monde, mais à travailler seul dans ta chambre au coin de ton feu, soit aux mathématiques, soit à autre chose que je sais bien. Consulte là-dessus des gens d'un goût difficile, pur et sévère. Lire les anciens à force, peu de romans, peu de vers nouveaux. Mande-moi tout ce qui le concerne : succès, revers, plaisirs, ennuis, société, occupations; tu ne sais pas à quel point tout cela m'intéresse; si tu le concevais bien, peutêtre m'en aimerais-tu davantage. Parlons à préseul de moi.

Je suis encore pour huit ou dix jours à la campagne; après cela j'irai à Mâcon où je n'ai point d'amis, peu de connaissances, peu de ressources ; je redoute cet hiver, mais je sacrifie à peu près tout espoir de plaisir ou de succès de société : je vivrai uniquement avec moi, avec mes livres et avec toi en esprit. Écris-moi souvent, les lettres viendront me consoler dans ma solitude, dans l'abandon entier où je vais être. J'aurai des livres, je m'exercerai, je tâcherai d'apprendre assez d'italien pour lire le Tasse et l'Arioste, heureux si ces travaux ennuyeux et solitaires me conduisent à quelque chose de mieux dans un ou deux ans. Je m'abandonne à la marche de la Providence, je me rappelle souvent Rousseau travaillant en silence et préparant de loin ses succès, si parva licet componere magnis. Je voudrais que tu fisses comme moi, ce serait une nouvelle analogie qui nous unirait davantage de sentiments.

Je n'ai pas assez d'une page pour le tout dire, mon cher ami; puisque tu es si loin, que notre correspondance est plus difficile, faisons nos entretiens plus longs, nous nous dédommagerons un peu. Si je voulais te faire du pathétique, j'aurais beau jeu. II est sept heures du soir, je suis seul dans ma petite cellule, je n'ai que mon Azor qui ronfle à mes pieds ; il fait un vent fort, mais de ces vents qui murmurent, qui vous portent un peu de mélancolie, il fait frémir mes vitres et vaciller ma lumière. Si nous adoptions le genre à la mode, je te dirais de belles choses; mais il faudrait que je fusse sûr que ma lettre t'arrivera dans un moment de tristesse, de dégoût du bruit, et non pas après un bon dîner, auprès d'une tante jolie, aimable et gaie comme la tienne. Je lis pendant ces longues soirées du mois de novembre quelques bons romans : le Doyen de Killerine, Clarisse, Tom Jones. J'en suis à présent à un ouvrage de Mme Cottin, Malvina; c'est fort bien écrit, on prétend que Chateaubriand retouchait ses ouvrages. Juge quel en est le genre, lis-le, si tu n'as rien de mieux à faire, il te fera plaisir. Voici le début, pour t'y donner goût :

« Adieu, terre chérie, asile sacré qui renferme tout ce que mon coeur a aimé, adieu, reste précieux de mon amie, de ma compagne, de ma soeur! Le sort qui s'attache à me poursuivre me refuse jusqu'à la triste douceur de pleurer chaque jour sur ta tombe; je m'éloigne, et bientôt la ronce sauvage en s'étendant sur la pierre qui te couvre la rendra méconnaissable à l'oeil même de ton amie ! Je m'éloigne, et les frivoles adorateurs de ta jeunesse oublieront bientôt que tu passas sur la terre ! etc., etc. »

Comment trouves-tu ce passage? Ab uno disce omnes.

Ta mère est-elle toujours à Grenoble? Si elle t'a quitté, je la plains bien ! elle a dû verser bien des larmes en l'abandonnant, et sans doute elle n'est pas encore consolée. Si elle y est, présente-lui mes respects et ne m'oublie pas non plus auprès de ton oncle et de ta tante. Qu'est devenu le major ? Je me transporte quelquefois en esprit dans le salon de ton oncle et je te vois là, tenant d'une main l'Art d'aimer, et de l'autre levant ton toupet et écoutant les malices spirituelles d'une jolie femme.

Mais adieu, je m'oublie à te parler, je regrette encore que mon papier ne soit pas plus long, et cependant, la main sur la conscience, je crains de t'avoir ennuyé. Adieu, mon amitié pour toi augmente tous les jours par la conformité de nos idées. Tu peux te dire, dans tes instants de tristesse, d'abandon, si tu en as quelquefois : J'ai un ami dans le monde, qui pense à moi, qui prend part à tous mes chagrins, à tous mes maux et pour qui je suis beaucoup sur la terre. Et j'ai éprouvé que ce retour-là doit être bien doux. Écris-moi vite et souvent.

ALPH. DE LAM.