Mâcon, 30 juin 1810.
N'en parlons plus, c'est toujours ainsi que commence chacune de mes épîtres, et je crois toujours que ce sera la dernière fois. Mais allons, n'en parlons plus. Tu dors, Brutus ! le dégoût, la crainte des insurmontables difficultés t'effraye. Et moi aussi, mon ami, ne te disais-je point que je voyais s'évanouir tous nos rêves? Hélas! il est trop vrai, que ferons-nous donc? Et pourquoi avonsnous tous deux ce je ne sais quoi dans l'âme qui ne nous laissera jamais un instant de repos avant que nous ne l'ayons satisfait ou étouffé? Est-ce un besoin d'attachement et d'amour? Non, j'ai été amoureux comme un fou, et ce cri de ma conscience ne s'est pas tu. J'ai toujours vu quelque chose avant et au-dessus de toutes les jouissances d'une passion même vraie et pure. Est-ce l'ambition? Pas tout à fait; je sens que, pauvre comme Homère et persécuté comme le Tasse, pourvu que j'eusse un ami (que j'ai) et que je travaillasse à connaître ce que mon esprit veut savoir, à satisfaire en un mot ce besoin de tout voir, de tout observer, peut-être même de le peindre, je serais heureux. Qu'en penses-tu? Il y a même un an ou deux que je disais avec Gilbert :
Je ne le dis plus maintenant, et j'ai raison : on peut être digne d'être connu, et demeurer néanmoins longtemps, toujours même, ignoré. Car qui fait les grands hommes, mon ami? Les circonstances ou la mode. Nous ne sommes maîtres ni des unes ni de l'autre. Qu'est-ce que je dis donc maintenant qu'il a fallu me défaire en grande partie de cette douce chimère ? Je dis et je pense, ou plutôt nous disons et nous pensons, qu'il n'est qu'un vrai malheur : c'est de ne pas satisfaire tous les besoins de notre âme et de notre esprit, toutes nos facultés, en un mot, toutes les fois que nous le pouvons, fallût-il même de pénibles sacrifices.
Quelqu'un qui me lirait s'imaginerait que je fais de la morale; mais toi, tu m'entends et tu me comprends. Es-tu d'accord de ce que je viens de dire là? Oui, eh bien! raisonnons là-dessus, et venons à la pratique. Es-tu-prêt ? je le suis, moi. Nous allons faire notre code.
Nous renonçons pour le présent à toutes prétentions exagérées, du moins elles ne seront plus l'unique mobile de nos actions. Nous n'écouterons que notre propre conscience qui nous dit : travaillez pour donner les intérêts de ce que vous avez reçu; travaillez pour être utiles si vous le pouvez ; travaillez pour connaître ce que vous êtes capables de voir dans la vie; travaillez pour vous dire au dernier moment : j'ai vécu peu, mais j'ai vécu assez pour observer et connaître tout ce que ce petit globe contient, tout ce qui était à ma portée: j'ai sacrifié à ce désir de m'instruire une fortune précaire, quelques jouissances des sens; quelque chose dans la sotte opinion d'un certain monde; si j'ai obtenu quelque gloire, tant mieux ! si je suis malgré cela resté ignoré, je m'en console, j'ai été utile à moi-même, j'ai accru mes idées, j'ai goûté de tout, j'ai vu les quatre parties du monde; et si je meurs dans un fossé de grande route, si mon corps n'est pas porté à l'église par quatre bedeaux et suivi d'une foule d'héritiers pleurant tout haut et riant tout bas, j'ai été aimé, je serai pleuré par un ou deux amis qui ont partagé mes peines, mes études et mes travaux; et je rendrai à Celui qui sans doute a fait mon esprit et mon âme un ouvrage perfectionné de mon mieux. — Mais votre patrie?— Ce n'est plus qu'un mot! du moins en Europe. — Mais la société? — Elle n'a pas besoin d'un financier, d'un usurier ou d'un boucher de plus, et, en travaillant pour moi, peut-être aurai-je travaillé pour elle.
Réfléchis, mon cher ami, à tout ceci. Penses-tu comme moi ? Si tu trouves bien des choses à changer, écris-les-moi; il faut le consentement des deux; donne tes plans et combinons-les. Je pars demain pour Dijon où je serai un mois à peu près. Je reviendrai au mois d'août; je resterai seul ici, c'est-à-dire à la campagne. C'est alors qu'il sera de toute nécessité que tu arrives : nous vivrons quelque temps comme deux ermites. Prends donc une vigoureuse résolution. Dis à ta mère que je suis mourant et qu'il faut que tu viennes me fermer les yeux. l'ai autant et plus besoin que toi de te voir. Et ai-je donc d'autres amis que vous deux? Non , et je n'en cherche point. C'est assez, et c'est ce qui me fait supporter la vie. J'ai été ces jours derniers à Lyon où j'ai vu D... Ce sont de ces gens i nsignifiants et qui tournent à tout vent. Ah ! qu'il y en a, de ces gens-là! J'attends une lettre de Guichard qui étudie et fait l'amour à Grenoble.
— Adieu, je t'embrasse comme je t'aime et suis ce que je serai toujours, ton ami dévoué à tout pour toi.
ALPH. DE LAM.
Jusqu'au 1er août, tu m'écriras : à M. Alphonse de Lam. chez M. de Lamartine, hôtel Saint-Louis, rue Bossuet, à Dijon. Écris-moi vite.