1810, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

What is the life without a friend ?
Sans un ami, quel charme aurait la vie?

N'admires-tu pas, mon cher ami, cette balance égale de biens et de maux, de plaisirs et de désagréments, qui me fait presque croire au système consolant des compensations de M. Azaïs? Tu as sans doute lu cela, c'est de notre compétence, à nous autres apprentis philosophes. Tu es à Paris, mais tu ne me parais pas libre. Je suis libre, libre comme l'air que je respire, mais je ne suis pas à Paris. Tu envies mon sort et j'envie le tien. Que cela nous serve de leçon, mon cher ami, et trouvons-nous le plus heureux possible. Remercions la Providence et espérons mieux. Amen, ainsi soitil! Oh ! que l'expérience est un terrible mais excellent maître ! Qui m'aurait dit tout ce qui m'arrive aujourd'hui, il y a deux ans, je ne l'aurais jamais cru ou je me serais pendu ! Cependant je vis et je vis encore assez doucement pour ne pas être fâché de vivre. Vivons donc comme les autres ont vécu ! Quand je dis comme les autres, tu m'entends, j'espère : comme ceux qui ont employé leur petite existence à orner leur esprit, à perfectionner leur jugement, à savoir tout ce que leur goût les portait à apprendre, à deviner... mais je n'achève pas, on nous prendrait pour trop présomptueux. Je lis, je travaille, le changement me plaît. A propos d'amis, je n'en ai qu'un ici, digne de ce nom-là dans toute son étendue. Oh! quand reviendrez-vous, beaux jours passés à Lemps ! Je m'attache à découvrir ce qu'il y a de moins mal, de plus libéral, de plus instruit, de plus noble dans les idées. Des artistes surtout, mon cher ami, des artistes, voilà ce que j'aime, de ces gens qui ne sont pas sûrs de dîner demain, mais qui ne troqueraient pas leur taudis philosophique, leur pinceau ou leur plume pour des monceaux d'or ! Je leur parle de toi, je leur dis que tu es digne de les apprécier, de les goûter, d'être leur émule, que tu es comme moi, artiste universel, artiste dans l'âme, artiste d'inclination! Ils te connaissent, il me considèrent, ils me consultent. Eh bien, comment trouves-tu cela? Je suis presque un petit Mécène : l'un me présente à l'autre et je m'instruis sans frais. Admirez, et vous serez bien reçu. De l'anglais un peu, du français un peu, du dessin un peu aussi : voilà ce qui remplit ma journée. J'aurais été à peu près heureux sans ce sommeil maudit de notre correspondance qui m'a tué. Réveillons-nous! qu'une lettre n'attende pas l'autre. Tristes, consolons-nous; gais, égayons-nous, et dans tous les temps aimons-nous avant tout.

Ainsi coule ma vie. Écris-moi un peu plus la tienne, et travaillons autant que possible; il n'y a que cela. Qu'avons-nous de mieux à faire, et que nous servirait tout le reste sans ce point-là? Si je voulais, je te traduirais là-dessus un beau morceau de Pope, mais je t'en fais grâce. Tout cela revient au studia adolescentiam alunt de l'ami Cicéron. Adieu, vite une réponse.

ALPH. DE LAMARTINE.