Paris 17 décembre 1838.
Mon cher et ancien collègue, je vous remercie des marques d'intérêt que vous me témoignez; j'en suis digne, car personne plus que moi n'a besoin de la bienveillance d'autrui. Malheureusement, il n'est pas aussi vrai que vous paraissez le croire que je sois sur le chemin de la fortune; il s'en faut de tout. Quand je dis que je veux avoir 20,000 francs de l'imprimerie, je n'entends pas dire par là qu'elle les vaut; je ne prétends pas davantage faire croire qu'on m'en offrira une pareille somme ; je veux dire seulement que pour l'appât de quelque mille francs, je ne me déferais pas d'une chose qui, quoique très-onéreuse pour moi, sera un jour, je ne le vois que trop, ma seule ressource. A toutes les qualités peu capables de conduire un homme à l'opulence, que vous voulez bien me reconnaître, il vous faut joindre encore le malheureux don de prévoir quelquefois l'avenir, don que, pour mon tourment, j'ai reçu dans un degré assez développé. Or, j'ai tous les jours, et de plus en plus, lieu de me convaincre que je n'ai rien à attendre que de moi-même, qu'il ne me faut compter que sur mon travail personnel, que je suis incapable de tirer parti de mon savoir-faire, comme on l'entend aujourd'hui, et comme il faut absolument s'y résigner, sous peine de se laisser passer sur le ventre. Avancer dans le monde et garder mes idées et mon caractère, sont deux choses contradictoires ; vous devinez sans peine laquelle je sacrifie à l'autre. Voilà, mon cher Maurice, le véritable sens de ma phrase : d'un autre côté, comme je sais très-bien que marchander n'est pas acheter, que plus on déprécie sa marchandise, moins elle vaut, et que par conséquent c'est une chose en soi assez indifférente que j'exige plus ou moins, j'ai résolu de ne jamais démordre de ce que je dis. Vous désirez savoir ce que je fais, ce que je compte devenir. Pour le moment, je fréquente les bibliothèques et rien de plus. Je m'occupe, en outre, de me placer comme correcteur à quelque journal : c'est un travail qui se fait le soir, de huit à douze, et qui doublerait mon traitement. Avec cela, je commencerais à respirer. Mais je ne tiens rien ; j'ai fait prendre note de moi à plusieurs personnes, à M. Berryer, entre autres; et, en attendant, j'aviserai encore à autre chose. Si j'étais assez niais pour oublier ma subsistance sur la foi de la pension Suard, je n'aurais pas dans six mois un morceau de pain. Je pourrais choisir d'autres voies de me pousser et me faufiler; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy. etc., et je n'y mettrai pas le pied. Ma façon de voir et d'agir tient un peu, vous le savez, de l'obstination; soit. Si je vaux quelque chose, ce n'est que par là. Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde : j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens.
Donnez-moi quelquefois des nouvelles, et, si vous le pouvez, par l'imprimerie. Je tiens à ce que l'on ne multiplie pas les ports. Je suis bien sûr d'en avoir pour 100 fr. par an.
Je vous souhaite le bonjour.
P.-J. PROUDHON.