Besançon, 9 septembre 1839.
Mon cher Ackermann, j'étais à la diligence comme je vous l'avais promis, j'ai attendu quelque temps, et puis j'ai perdu patience : c'est ce que vous avez dû penser et qui ne méritait pas la peine d'être rappelé.
Je n'ai appris que le 29 août, par la voie du journal bisontin, le résultat du concours académique.
Votre Mémoire a la médaille et vous me devez un déjeuner. L'Académie a confirmé mon jugement : elle a décidé que votre ouvrage réunissait les qualités du genre, pour l'élégance, etc., etc. M. B***, ex-professeur de rhétorique à Arbois, ivrogne désoeuvré, a eu une médaille d'encouragement pour sa lourde compilation sur le même sujet. L'Académie de Besançon fait comme les instituteurs : elle donne quelque chose à tous ses écoliers.
Ce qui me concerne exigera un peu plus de détail. S'il faut en croire le rapporteur, l'abbé Doney, mon Mémoire aurait été le plus remarquable par le style, la profondeur et l'érudition : faites-moi le plaisir de me dire ce qui reste d'un discours quand on en a retranché les paroles, les idées et les faits. Mon Mémoire réunit donc aussi, comme le vôtre, les qualités du genre; il a tout, ce me semble, excepté la médaille. On y a trouvé des digressions, c'était la partie confirmative; des propositions malsonnantes , audacieuses, téméraires, inadmissibles, au moins pour le moment; des théories de politique et de philosophie spéculatives ; des systèmes d'égalité, etc., etc., dangereux : cependant on en a déclaré l'orthodoxie irréprochable. Ce qui veut dire que chez mes juges la conscience du chrétien ne pouvait s'empêcher d'admettre ce que la prudence des fonctionnaires publics et des membres d'un corps constitué défendait de sanctionner. C'est mon discours enfin qui a fait le plus jaser, qui embarrassait le plus l'Académie, heureuse à la fin d'en avoir trouvé deux passables qu'elle a couronnés ex oequo : ce sont ceux de MM. Pérennès et Tissot, professeur de philosophie à Dijon. M. Pérennès aîné m'a affirmé que lui n'aurait pas craint de me couronner, ou au moins de me joindre aux autres. J'aime beaucoup mieux la médaille de bronze que l'on m'a décernée : mon Mémoire a été classé à part et hors ligne ; cela vaut mieux, vous en conviendrez, qu'un ex oequo. Je ne saurais vous dire combien ma vanité est flattée de ce que j'ai eu pour concurrent le fameux Tissot, dont le travail, asssz mal écrit, n'a de remarquable, comme celui de M. Pérennès jeune, que la sagesse des pensées et la modération. M. Tissot, ce grand réformateur, n'a donc rien trouvé à dire sur la question ou bien il ne l'a pas osé : cela me donne à peu près la mesure de l'homme. M. Jouffroy dit de lui qu'il sera un homme distingué s'il parvient jamais à être clair.
Un M. de la Boulaye, ex-député de la Sarthe, homme de talent, dit-on, a obtenu un deuxième accessit sans médaille, sur la même question du Dimanche.
J'ai déjà vu M. Pérennès jeune, sourd comme une cloche, rêvant la gloire littéraire, les cheveux peignés, frisés, partagés, quasi joli garçon, et plein d'horreur pour sa condition de correcteur d'imprimerie. Il est encore enfoncé dans le vieux-catholicisme et la prêtraille; bon garçon au demeurant, à qui je voudrais pouvoir ouvrir les oreilles et dessiller les yeux. Il m'a beaucoup parlé de son discours : j'ai vu qu'il s'était surtout étendu sur ce que je me suis efforcé d'abréger, n'aimant pas les banalités. M. Droz a été très-mécontent que j'eusse concouru. Con-cou-rir pour une A-cadé-mie, me disait-il, c'est per-dre son temps. Je conviens, ai-je dit, que cela est vrai pour le grand nombre; témoin moi : une once de cuivre gravé ne vaut pas un mois de travail. Il m'a félicité de votre succès et m'a témoigné qu'il y prenait part.
M. Weiss vous attend et M. Pérennès aussi. Je suis arrivé réellement épuisé : la tète me tourne encore en vous écrivant. Mon imprimerie reprend un peu d'activé ; que je la vende ou ne la vende pas, je commence par rester imprimeur, sans refuser toutefois ce qui pourra m'advenir. M. Jouffroy a rendu aussi bon témoignage de moi, de telle sorte qu'après tout, bien loin de m'être aliéné les esprits, j'ai plus d'amis et d'admirateurs qu'auparavant.
Je vais m'occuper de l'impression de mon Mémoire, après revue et correction, et je l'enverrai à M. Tissot ainsi qu'à M. Pérennès. Je m'attacherai de plus en plus à la forme purement scientifique; c'est le moyen de me placer hors des atteintes du parquet., Je serai peut-être craint; mais je défie qu'on me poursuive pour les effroyables choses que j'ai à dire. On prétend que toute vérité ne doit pas être manifestée avant le temps (c'est au fond le seul reproche qu'on m'ait fait) ; cet adage n'a pas de sens : tant qu'une vérité ne doit pas être manifestée, elle reste inaperçue; la voir, c'est être obligé de la dire.
Il me tarde de vous voir; je suis jaloux de la réception que vous a faite Béranger et de ses flatteries : vous me dédommagerez en me parlant du personnage.
J'ai toujours compté sur vous pour mon Mémoire à l'Institut qu'imprime Terzuolo. Cet imprimeur m'a paru très-honnête ; je lui ai dit déjà que j'abandonnais mes droits pécuniaires sur le premier numéro, vu les corrections et additions. M. Droz a voulu revoir mon épreuve : ses observations m'ont été très-utiles.
Dimanche prochain, j'irai probablement voir un curé; aussi ne venez pas dimanche, car vous me feriez rester.
Je vous souhaite tous les mois une médaille d'argent : je veux être pendu si je m'avise de vous la disputer.
Votre ami,
P.-J. PROUDHON.