1807-10-03, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Mon cher ami,

il est minuit ; tout le monde dort dans la maison, moi seul je veille, et c'est pour t'écrire; ainsi juge si je t'aime et si j'ai du plaisir à m'entretenir avec toi. Ta lettre que j'ai reçue ce matin m'a fait le plus sensible plaisir: je vois que tes occupations ressemblent beaucoup aux miennes et que les plaisirs sont aussi les miens.

Je viens de passer une semaine charmante chez une de mes tantes à la campagne. Il faisait un très-vilain temps, mais la lecture nous a dédommages de tout le reste. Nous lisions tous les jours une ou deux tragédies, et autant de comédies. J'ai relu Mérope, Zaïre, Iphigéme, Phèdre, Alzire, avec un nouvel intérêt ; et les pièces de Molière, de Regnard, de Graffigny et de plusieurs autres m'ont beaucoup amusé. Il y avait dans notre société un homme qui lisait très-bien, qui ajoutait un nouveau charme à nos lectures et qui en même temps me formait par son exemple.

Je suis venu aujourd'hui à la ville, où, malgré mes grandes occupations, j'ai trouvé le temps de lire un ouvrage de madame Cottin, Elisabeth ou les Exilés de Sibérie, que j'ai trouvé assez bien écrit et où l'on ne peut puiser que de beaux sentiments d'amour filial. J'ai quelque envie d'aller un de ces jours voir Corcelette, si j'en puis trouver le temps, ce qui est difficile.

Je retournerai très-vraisemblablement à Belley cette année, et ce qui m'y consolera, comme je te l'ai déjà dit, ce sont les douceurs de l'amitié et la sincérité de la nôtre. Malheureusement pour moi, je ne peux guère avoir d'occasion d'aller à Crémieu, mais, mon cher ami, un commerce suivi de lettres réciproques me dédommager a de ton absence. J'ai un plaisir infini à recevoir les tiennes ; il est si doux de savoir qu'on a dans le monde un ami qui pense à nous ! Je ne sais pas si on vit ou si on est mort à Belley ; je n'ai reçu aucune lettre de personne de ce pays-là. Je pense que l'on ne s'y divertit pas beaucoup, et je l'avouerai que je repousse, autant que je peux, toutes ces idées de collége pendant les vacances, je n'ai pas besoin d'anticiper sur mes ennuis avenir. " Sufficit dieimalitia sua. » Mande-moi cependant quand tu comptes y retourner. Je vois fort peu de jeunes gens ici, et je n'ai affaire qu'à des personnages âgés et raisonnables. Si le plaisir n'est pas toujours de leur côté, la raison et la sagesse y sont. Je m'aperçois que je suis déjà verbeux comme les vieilles gens. Ainsi je finis mon épître en t'embrassant de tout mon coeur. Aussi bien il est tard, ma main se fatigue, mes yeux s'appesantissent, et, pour peu que je tarde, je ne saurai plus ce que je dis.

Adieu donc, je vais me coucher et je profite du peu de bon sens qui me reste pour te dire que je me crois le plus sincère et le meilleur de les amis,

ALPHONSE DE LAMARTINE.