1840-09-30, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, je partirai dimanche, 11 octobre, sans faute, et, quoique à pied, je ferai toute la diligence pour arriver à Paris samedi 17, au plus tard. Tâche donc de prolonger ton séjour du 15 au 20, afin que je puisse te voir. Il ne m'est pas possible de faire mieux.

Je reçois à l'instant une lettre d'Ackermann, et je vois, par ce qu'il me mande, qu'il a été, ainsi que moi, fort heureux de trouver en toi une providence. Je t'en adresse de nouveau mes remercîments et mes félicitations. Je profiterai de tes observations, tu peux y compter, quoique je ne promette pas encore d'en user de la manière que tu m'indiques; mais quand un homme doué de raison critique une chose, il lui échappe toujours des pensées, des expressions qui sont des traits de lumière pour un auteur attentif. C'est surtout par là que toutes tes remarques me sont précieuses ; c'est ce qui fait que je voudrais t'entendre. Dessirier me mande que tout est prêt pour une seconde édition ; avant de rien faire, je voudrais donc une conversation avec toi.

Pour les inélégances et les brutalités de détail, je ne m'en effraie pas : avant d'être forgeron, il faut qu'un apprenti brûle bien des kilogrammes de fer. Il est des choses dont je ne me corrigeai que par l'habitude du métier; seulement il est malheureux que je débute par des questions si importantes.

Je reçois à l'instant la visite d'un phalanstérien de mérite, qui vient, avec la plus aimable politesse, m'annoncer qu'il s'apprête à me donner des coups de crosse. Je lui ai promis en échange des coups de lance, et, après avoir causé, nous nous sommes quittés très-bons amis. Ces gens-là comprennent que le redressement des griefs sociaux exige un simple arbitrage, une expertise, et qu'il n'est besoin pour cela ni de guerre ni de révolution. Je leur souhaiterais moins de dévotion à leur Saint Fourier, moyennant quoi on pourrait s'entendre.

Mon imprimerie s'attache à moi, malgré moi, et je songe enfin à l'exploiter sérieusement, faute de pouvoir faire mieux.

La question n'est plus désormais pour moi de me faire exclusivement homme de lettres ou savant; il faut que je trouve, au contraire, dans mon industrie des moyens de poursuivre à l'avenir mes études. C'est à quoi je donnerai désormais toute mon attention. Ce but me semble facile à atteindre, si quelque publication de moi, plus heureuse que la précédente, venait cette année me frayer le chemin. Je commence à m'ennuyer de mes querelles politiques. L'amour de la science, d'un côté, me séduit et me commande de passer à autre chose, me faisant croire que j'ai fait assez sur la matière de la Propriété ; de l'autre, le sentiment de l'injustice et l'ardeur du tempérament m'entraînent à une guerre nouvelle, et la question sociale m'offre une si riche matière à traiter, que je ne puis renoncer à ce sujet où je vois l'occasion de déployer toutes les richesses du style et toutes les forces de l'éloquence. La raison pure est ma divinité; mais je voudrais m'essayer encore une fois dans l'art. Tu me conseilleras.

Je compte donc te voir ; c'est pour toi que je pars un mois plus tôt que je n'eusse voulu; c'est pour toi que je vais me briser les jambes.

Adieu, je t'embrasse; salue pour moi mon ami Reclam.

P.-J. PROUDHON.