1847-03-23, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.

Bonne amie,

je ne suis venu ici que dimanche matin. J’ai été samedi très fatigué de ma journée de la veille. En te quittant, j’ai vu longuement le père Barbier, le beau-père de Villot 1 est arrivé sur ces entrefaites et en m’en retournant chez moi, j’ai pris dans l’omnibus un espèce de coup d’air dans l’oreille qui m’a fait souffrir toute la journée du lendemain. Mais la vie sage et retirée que j’ai menée ce jour-là m’a reposé et je suis parti avant-hier2. J’ai la voix très fatiguée et je suis bien aise d’avoir eu l’idée de venir ici3 : comme je n’y vois âme qui vive, ma poitrine se remettra. Ce rhume commençait à m’ennuyer et cette toux a eu de la peine à me quitter. Je bénis encore ta boîte [p. 2] de gommes qui est près de moi la nuit et dont je me sers quand je tousse. Donne-moi vite de tes nouvelles pour que je sois aussi rassuré sur ton compte, et surtout, dis-moi que tu t’efforces de bannir cette tristesse qui est au fond de toutes les choses si on veut les creuser. Il n’est pas de situation si heureuse qu’elle paraisse qui ne repose sur des bases fragiles et à coup sûr, il n’en est pas qui soit durable. Il faut donc en se secouant et en s’étourdissant s’aider à passer les moments pour qu’ils soient plutôt gais que tristes. Ce que je te dis là, chérie, je suis obligé de le mettre en pratique à chaque instant ; si je ne veux [p. 3] périr d’ennui à la campagne comme à la ville, les réflexions trop profondes ne valent rien. Lire, se promener, voir ses amis et penser à eux, voilà la recette. Bonne chérie, je te reverrai avec bien du plaisir. Ce sera à la fin de la semaine. Ce petit repos m’aura j’espère débarrassé de ce vilain rhume qui commençait à devenir un obstacle à mes travaux ainsi qu’à mes petits plaisirs.

Je t’embrasse mille fois, tendre amie.

Demande à Mme de Querelles de me mettre à part l’article de Gautier 4 s’il parle du Salon. Tu me garderas aussi celui de Thoré 5.