17 août 1839.
Sans l'amitié, qu'est-ce que la vie de l'homme? La science dessèche et flétrit; le pouvoir enivre et rend superbe; la dévotion sans charité n'est qu'hypocrisie. Le riche m'est odieux pour son égoïsme; l'amoureux me semble à plaindre dans son indolence ; le voluptueux me dégoûte par sa mollesse. Mais que la divine amitié vienne échauffer nos âmes, et tout prend une face nouvelle, un brillant caractère. Plaisir, amour, pouvoir, richesse, science, religion, l'amitié sait tout agrandir : par elle, tout devient encore plus aimable, plus beau, plus sublime.
L'amitié fait pardonner à la fortune, et rend quelquefois digne d'envie le malheur.
J'ose m'en vanter, j'ai toujours eu des amis : jamais, à aucune époque de ma vie, mon coeur ne fut vide d'un doux attachement. Et lorsque, pour la première fois, nous nous rencontrâmes, mon cher Maguet, je ne me trompai point, quelque chose me dit que je venais de gagner encore un ami.
Suis-je donc heureux ?
Non, et à Dieu ne plaise que j'en accuse l'amitié !
Mais qui pourrait connaître le bonheur dans un siècle tel que le nôtre? Dans le sanctuaire de la science, au pied des autels, dans les bras de la volupté (1), dans le sein même de l'amitié, le sentiment des misères de l'humanité me poursuit et m'importune. O jeunes hommes généreux, bataillon sacré des amis, une vocation glorieuse est la nôtre : nous avons été prédestinés pour l'extirpation du vice et de la tyrannie. Faillirons-nous à notre mission?
Pour moi, j'ai levé ma main vers le ciel et j'en ai fait le serment.
Je ne vis plus que pour l'accomplissement de cette oeuvre sacrée et pour l'AMITIÉ.
P.-J. PROUDHON.
(1) N. B. Qui que vous soyez ami lecteur et sage lectrice, vous êtes prié de ne voir qu'une synecdoque dans ces mots du soussigné.