1839-08-18, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Maurice.

Mon cher ex-associé, votre lettre du 14 courant es la plus extraordinaire que j'aie jamais reçue : vous m'écrivez tout juste pour me dire que vous me direz quelque chose.

J'ai écrit à M. l'avocat Poimbeuf sur des souvenirs : il est possible que ma mémoire m'ait mal servi.

Huguenet m'a déjà dit qu'il n'avait pas remis ma lettre à M. Brunet de la Renoudière; j'aurai donc le plaisir de lui dire de vive voix ce que je lui écrivais. Est-ce vous qui prendrez la défense de cette congrégation de marguilliers qui s'avisent de vouloir nous dorloter de leurs sermons. J'ai encore mal au coeur de leur prospectus à l'eau chaude.

Vieux est un braque; je crois qu'il finira par avoir des hallucinations. Je ne serais pas plus surpris de le voir dans dix ans à la Trappe que comédien. Il ne m'a pas lu ce qu'il vous a écrit; il m'a dit seulement qu'il vous avait prévenu de sa détresse. Je lui ai dit qu'il n'en serait pas quitte pour ses peines, et que, puisqu'il avait tiré le vin, il le boirait.

Pour moi, mon cher ex-associé, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour trouver aide et assistance à Paris; je vous ait dit une autre fois que je n'avais rien obtenu. Je pâtirai plus que vous de la société L*** et Ce ; je ne m'en plains pas ; cela est dans l'ordre des choses puisque j'ai persisté. Je voudrais seulement vous convaincre que vos propres intérêts me tiennent plus à coeur que les miens, et que je ne serai tranquille que lorsque vous serez bien persuadé que je n'ai point empêché une liquidation de toutes nos affaires, plus avantageuse pour vous. Quand je ne serais pas devenu acquéreur avec Vieux, vous n'eussiez pas vendu davantage l'imprimerie, si ce n'est comme vieux matériaux. Or, une pareille vente, croyez-moi, sera plus avantageuse dans un an qu'aujourd'hui. Nous ne pouvons que gagner à attendre. La vieille matière se vend ici 15 centimes la livre; le caractère neuf, 35 centimes. Voyez d'après cela, si je vous ai fait manquer de belles offres. Enfin Huguenet me fait encore espérer que je pourrai ou m'associer, ou vendre à Besançon : je vous prierai donc ici, s'il y a lieu pour vous, de me donner un coup d'épaule et de favoriser un nouvel arrangement avec quelqu'un.

L'imprimerie Éverat est fermée et vendue ; il n'y en a plus. Les imprimeurs travaillent moins que jamais. Parent-Desbarres suspend l'impression de son Encyclopédie catholique, et je ne serai pas même payé de tous les articles que j'ai fournis. La crise est à son maximum d'intensité, ce qui me fait présumer qu'elle touche à son terme. J'en augure bien pour mes propres affaires qui sont aussi les vôtres.

M. Guénard m'avait promis autrefois une lettre : je suis bien surpris de ne rien recevoir de lui. Il doit avoir pourtant quelque chose à me dire.

Je vous souhaite le bonjour et suis votre dévoué

P.-J. PROUDHON.

P.-S. Vous persistez à me déshonorer du titre d'homme de lettres; je vous avertis que si vous le faites par plaisanterie, elle est un peu trop prolongée. Homme de lettres est égal à chevalier d'industrie, sachez-le bien. Je connais encore de pauvres diables, manoeuvres au service de la librairie, longues barbes et cheveux mal peignés, qui se pavanent aussi du nom d'hommes de lettres : j'aurais, par la misère, plus de rapport avec ceux-ci qu'avec les autres. Mais vous sentez que personne ne serait flatté de s'entendre appeler gueux glorieux ou mendiant sublime. Un imbécile m'a écrit avec cette suscription : M. Proudhon, pensionnaire Suard, comme on dirait le grand pensionnaire de Hollande. S'il vous faut absolument un titre à mon nom, mettez, si vous voulez : typographe ou correcteur. Je n'ai jamais été que cela, je le suis encore, et ce sera toujours ma vraie profession, du moins honorifique.