Paris 7 avril 1840.
Mon cher ex-associé, j'ai reçu avant-hier la vôtre du 4 courant, et j'y réponds par une occasion sûre.
Je vous ai écrit, il y a plus de quinze jours ; je ne sais si ma lettre vous sera parvenue, ayant été remise à une personne qui devait partir sur-le-champ, et qui a différé de plus d'une semaine son départ ; de plus, je vous ai adressé un petit billet joint à la lettre que j'écrivais à M. Pérennès le 1er courant.
M. Pérennès ne m'a pas encore répondu, et si je n'ai pas les fonds pour le 10 ou le 1 1 au plus tard, j'en serai quitte, comme vous voyez, pour les frais d'un retour. M. Pérennès a beaucoup de talent comme littérateur, mais c'est le plus mauvais comptable. Si chacun ne voulait faire que son métier, les choses de ce monde n'en iraient que mieux : mais on veut se mêler de ce qu'on ne sait pas, les avocats veulent être généraux, les beaux esprits, députés, et les philosophes, ministres. L'ambition des bavards de toute espèce est le véritable fléau de notre époque. Je fais de nouvelles instances aujourd'hui pour être payé, mais je ne compte plus sur rien, si ce n'est de payer les frais de la traite. Vous recevrez du reste les 180 fr. 80 aussitôt que je les aurai, à Besançon, par les mains de M. Huguenet, à qui j'adresserai l'argent.
Je souhaite prospérité à Bintôt ; mais je crois qu'il n'avait pas besoin de s'accrocher à cette nouvelle galère, ou pour mieux dire à ce brûlot. Bintôt vit au jour la journée depuis vingt ou trente ans; il a envie de se faire sauter.
J'irai voir MM. Gaume et leur proposerai des Jeûnes de J.-C. Je n'en attends pas grand'chose. Cet ouvrage convient particulièrement à Bailly, qui réunit dans son magasin tous les livres de cette couleur, ceux même qui sont défendus, l'Amour le plus pur, par exemple. Il faudra s'entendre avec lui. Vendez pour tout ce qu'on vous donnera.
Je compte toujours vous revoir en juin ou juillet. Si l'Académie, fidèle à ses principes de cagotisme et de monarchisme rétroactif, refuse de prendre en considération mes nouvelles recherches, je quitte aussitôt la littérature, que je n'aime pas, et je rentre dans mes occupations bourgeoises, attendant pour écrire que le loisir et le repos me viennent.
Je vous salue.
P.-J. PROUDHON.