1842-03-07, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.
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Cher bon ami,

Combien j’ai été heureuse d’avoir de vos nouvelles ! Le temps heureusement est assez beau, et vous permet de jouir souvent du plaisir de la promenade2. Quant à votre voix, hélas ! il faudra encore quelque temps pour vous permettre de parler, et à nous, de vous entendre ; il y a tant de gens qui devraient se taire, tant ils sont bêtes et ennuyeux, et une maladie comme la vôtre leur serait un bienfait du ciel ; eh bien ! ceux-là peuvent brailler tout à leur aise, et vous, mon pauvre ami, si bon, si nécessaire à entendre, nous sommes privés de votre spirituelle conversation : que les choses de ce monde sont souvent mal arrangées, convenez-en ? Je conçois, mon ami, les émotions douces que vous éprouvez auprès de votre tante 3, et à la vue de ce petit coin de terre qui vous rappelle des souvenirs bien chers. Je voudrais pouvoir les embellir encore en venant vous donner un peu de moi, comme je l’ai fait quelquefois dans votre petite chambre que j’aime tant ! Mais pour faire ce coup de tête, il n’y a pas d’exaltation et d’amour qui tiennent, il faut s’en priver, à moins d’avoir un anneau mystérieux et féérique qui faciliterait mon apparition auprès de vous4. Hélas ! nous p.2 sommes dans un temps trop positif où tout marche d’une manière bien ordinaire, bien monotone. Ma vie suit le même système, ce qui fait que je ne vous en parlerai pas : les jours se suivent et s’écoulent rapidement, malgré les chagrins, les regrets dont on est sans cesse tourmenté. Depuis votre départ, la seule distraction un peu piquante que je me sois permise, c’est une séance de magnétisme à laquelle j’ai assisté avec Mme de Pontécoulant 5. Comme je suis d’un caractère fort crédule, et très croyant pour les choses extraordinaires, c’est avec fanatisme que j’ai accepté tout ce que j’ai vu. C’est une pauvre malade paralytique depuis cinq ans, condamnée des médecins les plus habiles, et traitée depuis trois mois par le magnétisme, par M. Dupotey 6. Elle avait annoncé dans son sommeil qu’elle marcherait (ce qu’elle n’avait pas fait depuis cinq ans) le 3 mars à 4h ; à l’heure dite, on nous l’a amenée, le magnétiseur l’a réveillée de son sommeil magnétique et elle a marché7 ! Mais je suis aussi, p.3 mon ami, très exaltée pour consulter une somnambule sur votre maladie, si elle se prolongeait : nous irions ensemble, et je vous assure que ces personnes-là font des cures merveilleuses ; au reste, on en fait que ce que l’on veut, et il n’y a aucun danger à en essayer.

M. Gaultron m’a dit qu’il vous avait remis mes Mémoires de Mme d’Épinay, vous amusent-ils8 ?

Écrivez-moi, ami, puisque vous n’avez rien à faire, et je vous engage à prolonger votre séjour à la campagne, si elle vous fait du bien. Lorsque vous reviendrez, nous irons nous promener au bois de Boulogne, sans parler ; je serai sage, puisque hélas ! j’en vois la nécessité, et puis nous dînerons ensemble, toujours sans parler, mais nous serons heureux, nous nous sentirons à côté l’un de l’autre !

Que je voudrais, mon Dieu ! pouvoir prendre votre maladie, il importe fort peu à mes amis et à la société que je parle, pour les choses intéressantes que j’ai à leur dire ! Et quel bonheur de jouir d’un mal p.4 dont vous vous trouveriez délivré ! Mais voilà encore une de ces choses malheureusement impossibles !

J’attends de vos nouvelles avec une bien vive impatience, mon ami, et vous le comprenez, ne m’en voulez donc pas trop si je suis aussi exigeante. Mercredi dernier, j’ai été passer la soirée chez les Vieillard  ; j’avais le cœur plein de vous, de notre promenade du matin, ce qui me rendait fort mélancolique, et aussi fort peu aimable. Il y avait foule, et quantité de personnes que je ne connaissais pas ; on était entassé les uns contre les autres, les hommes faisaient un brouhaha, à ne pas s’entendre : je m’y suis fort ennuyée.

Adieu, mon ami, tous vos amis me demandent de vos nouvelles, je vous envoie toutes mes tendresses, qui vous tiendront peut-être compagnie dans votre solitude.

Avez-vous écrit à votre frère pour mon vin9 ? Adieu encore, ami bien cher, je pense à vous, je vous regrette, je vous aime et ne vous quitte qu’à regret ; mais je ne veux pas vous assommer !